L'Acadie Nouvelle a lancé une nouvelle application quelques semaines après le blocage de Meta. Crédit image: Rudy Chabannes

OTTAWA – Confrontée à des enjeux aigus de recrutement de personnel et de virage numérique dans un contexte d’effritement de revenus publicitaires, la presse francophone canadienne est en outre, depuis presque trois mois, coupée d’une partie de son lectorat sur Facebook et Instagram à cause du blocage de Meta, tandis que plane la menace Google.

L’ambiance était à la célébration au Centre national des arts d’Ottawa, vendredi dernier. L’Acadie Nouvelle a été élu journal de l’année lors de l’anti-gala des Prix d’excellence de la presse francophone. L’hebdomadaire Le Voyageur (Sudbury) a reçu deux récompenses, tout comme l’Aurore boréale (Whitehorse) et l’Aquilon (Yellowknife), tandis que le quotidien Le Droit (Ottawa) s’est adjugé le Prix de la meilleure chronique, un hymne à la militante Gisèle Lalonde signé Denis Gratton.

De quoi faire un peu oublier les multiples défis que traversent les médias locaux, au premier rang desquels Meta qui barre l’accès à leurs contenus à tous les internautes canadiens sur Facebook et Instagram, depuis le début du mois d’août, suite à l’adoption du projet de loi fédéral C-18.

Composer avec le blocage de Meta et le risque Google

« Les réseaux sociaux font partie de notre écosystème. On compte sur eux pour diffuser nos nouvelles. Aujourd’hui, on est obligé de réfléchir à de nouvelles stratégies pour garder le lien avec nos lecteurs et comprendre comment les rejoindre », confie Marie-Claude Lortie, rédactrice du Droit.

Une stratégie, Julien Cayouette en a trouvé une : le rédacteur en chef du Voyageur a créé une page Facebook intitulée Les amis du Voyageur pour informer ses lecteurs du Nord.

« On n’a plus autant de vues, mais ça maintient une certaine présence appuyée par la communauté qui repartage nos contenus », dit-il. Et de nuancer : « Depuis août, on a surtout perdu du trafic tacite, c’est-à-dire des gens qui nous regardaient seulement sur Facebook, tandis que notre public habitué au site web est resté fidèle. »

Francis Sonier, éditeur-directeur général de l’Acadie Nouvelle. Crédit image : Rudy Chabannes
Si Google emboîtait Meta, « l’impact serait encore plus important »
— Francis Sonier, éditeur-directeur général de l’Acadie Nouvelle

Du côté de l’Acadie Nouvelle, tous les moyens sont bons pour compenser la perte liée à Meta : « On développe les ventes, la qualité des contenus et les infolettres », énumère Francis Sonier, éditeur-directeur général de la publication néo-brunswickoise.

Hasard du calendrier, son titre a lancé une nouvelle application mobile trois semaines après le blocage des nouvelles. « Ça nous a permis de rejoindre les gens de façon plus directe avec des notifications, par exemple. »

Si le journal acadien a réussi à atténuer en partie la perte de lecteurs occasionnée par le barrage de Meta (10 à 15% du trafic vers le site web provenait de Facebook), la crainte aujourd’hui est que Google emboîte le pas. « L’impact serait encore plus important », s’alarme le patron de presse néo-brunswickois.

Virage numérique cherche revenus publicitaires

Malgré les coûts de fabrication et de livraison, la plupart des responsables du secteur rencontrés dans les coulisses de l’anti-gala ne sont pas prêts à abandonner le support papier, pourvoyeur de la majeure partie des revenus publicitaires. « On ne veut pas renier le papier tout de suite », affirme Nicolas Servel. Le directeur de Médias ténois, qui édite l’hebdomadaire l’Aquilon, réfléchit toutefois en permanence à migrer progressivement ses activités vers le numérique.

« On est conscient que l’avenir sera de plus en plus digital, mais une de nos préoccupations est d’arriver à transférer aussi nos revenus publicitaires vers ces plateformes et on n’a pas encore la réponse à cette question. » Diffusé dans les Territoires du Nord-Ouest, l’Aquilon coûte près de 80 000 $ par an en frais d’impression, en plus des coûts de transport et de livraison.

Marie-Claude Lortie, rédactrice en chef du Droit. Crédit image : Rudy Chabannes
« C’est tellement plus immédiat et écologique de publier en ligne »
— Marie-Claude Lortie, rédactrice en chef du Droit

« Le site web est une bonne porte d’entrée, mais on va continuer le papier tant qu’on peut », abonde le Sudburois Julien Cayouette qui observe avec attention la crise de l’imprimerie qui pourrait précipiter le passage complet au digital. « Ce n’est pas la perte du lectorat papier qui nous inquiète, mais plutôt la perte des imprimeurs. On en a perdu deux au cours des cinq dernières années. »

Dans ce concert de louanges envers l’encre et le papier, Le Droit fait figure d’exception puisqu’il cessera définitivement d’imprimer en fin d’année pour basculer à 100 % en ligne en janvier. « Que ce soit sur téléphone, ordinateur ou tablette, nos lecteurs seront bien servis », assure Mme Lortie.

« Les chiffres montrent que l’utilisation du papier est en déclin. Il y avait une certaine aberration à mettre autant d’énergie en papier et en essence dans des camions pour transporter quelque chose d’aussi éphémère, puis recommencer le lendemain, dit-elle. C’est tellement plus immédiat et écologique de publier en ligne! »

Recruter et garder les journalistes : un jeu d’équilibriste

L’autre défi sur toutes les lèvres concerne le recrutement, « un défi constant », ne cache pas Nicolas Servel. « Les gens qui répondent à nos offres viennent de loin, du Canada, mais aussi de France ou encore du Maghreb, et ils n’ont pas toujours conscience où ils mettent les pieds quand ils arrivent à Yellowknife. »

Le froid, la pandémie, le logement ou plus récemment les grands feux de forêt – qui ont contraint ses employés à évacuer la capitale pendant plusieurs jours, sont venus accentuer cette précarité en ressources humaines.

« Il faut toujours repenser l’équipe et la répartition des tâches, confie-t-il, tout en offrant de la flexibilité et des salaires attractifs, mais c’est difficile car on est en compétition avec des gouvernements, des mines et de grosses entreprises qui payent mieux qu’un média communautaire. »

Carolyne Duhaime, directrice et rédactrice en chef de l’Aurore boréale. Crédit image : Rudy Chabannes
« Le journalisme semble moins attrayant qu’avant »
— Carolyne Duhaime, directrice et rédactrice en chef de l’Aurore boréale

Vu de Whitehorse, Carolyne Duhaime – dont le titre fête ses 40 ans cette année – explique ne pas avoir de problème de rétention mais plutôt de recrutement. « Le journalisme semble moins attrayant qu’avant », suppose la responsable de l’Aurore boréale. « On a de la difficulté à trouver des gens, même en tant que pigistes et particulièrement dans les communautés éloignées. Deux journalistes et une pigiste couvrent le Yukon, territoire aux quelque 482 000 kilomètres carrés. »

S’il s’estime être moins touché que ses confrères, le Nord ontarien demeurant un bassin francophone conséquent, M. Cayouette raconte que la crise de l’Université laurentienne a coupé le robinet des talents, ce qui a eu un impact conséquent selon lui : « La fermeture de programmes a eu un impact sur notre recrutement. Les filières journalisme, histoire et littérature qui formaient des gens intéressés au journalisme n’existent plus et on doit se tourner, comme les autres journaux, vers l’immigration. »

Julien Cayouette, rédacteur en chef de l’hebdomadaire nord-ontarien Le Voyageur. Crédit image : Rudy Chabannes
« La fermeture de programmes à la Laurentienne a eu un impact sur notre recrutement »
— Julien Cayouette, rédacteur en chef du Voyageur

Dans cette période d’incertitude, les journaux de langue française hors Québec restent ainsi sur leurs gardes, d’autant qu’ils n’ont « pas complètement trouvé le modèle d’affaires qui fonctionne. On construit avec des outils qui sont mouvants », concède, lucide, Marie-Claude Lortie.

À l’heure du numérique, « la découvrabilité, l’abonnement et l’engagement sont nos priorités », complète Francis Saunier. « On doit s’assurer que les journaux de proximité ont de la valeur et contribuent au développement de nos communautés au milieu de tout ce qui peut distraire les lecteurs. »

De l’avis général, les appuis gouvernementaux sont en outre plus que jamais nécessaires. Le Fonds d’appui stratégique aux médias communautaires ne peut à lui seul garantir l’avenir de la presse francophone en contexte linguistique minoritaire.

« Ça fait plusieurs années que je recherche des fonds pour le numérique mais je trouve que c’est réservé la plupart du temps à des entreprises à but lucratif. Vu les programmes disponibles – compétitifs et limités -, on ne peut pas dire que le travail sur le web soit bien considéré », conclut M. Servel.

Nicolas Servel, directeur de Médias ténois, éditeur de l’Aquilon. Crédit image : Rudy Chabannes
Financement : « On ne peut pas dire que le travail sur le web soit bien considéré. »
— Nicolas Servel, directeur de Médias ténois, éditeur de l’Aquilon