Niveaux d’immigration fédérale : la francophonie en eaux troubles
OTTAWA – Le désir du fédéral d’augmenter de manière massive l’immigration dans les prochaines années pourrait signifier le début de la fin pour le français au Canada sans un changement de cap majeur, préviennent des experts.
Mardi, le ministre de l’Immigration Sean Fraser a annoncé que le Canada comptait accueillir 465 000 nouveaux résidents en 2023, 485 0000 en 2024 et 500 000 en 2025. Il s’agirait de près de 1,5 million de personnes en trois ans. Pour des experts en démographie et en immigration, les nouvelles cibles d’Ottawa comportent un risque majeur pour la survie du français hors Québec et dans la Belle Province sachant les déboires en immigration francophone.
Ottawa n’a jamais atteint sa cible de 4,4 % hors du Québec en 20 ans, selon une étude du Commissariat aux langues officielles. Le démographe Jean-Pierre Corbeil note « qu’il n’y a pas d’arrimage solide entre les orientations du fédéral en matière d’immigration et les volontés du gouvernement fédéral de protéger le français ».
« Il y a lieu d’être inquiet parce qu’on n’a pas eu de démonstration claire et évidente à moyen terme, que le français avec une telle croissance de l’immigration sera vraiment protégé au Canada », note le professeur de l’Université Laval en démolinguistique.
La chercheuse Luisa Veronis rappelle que la seule fois en deux décennies où l’immigration francophone a eu un regain, c’est lors de la pandémie alors que les niveaux d’immigration en général avaient drastiquement chuté. « Les faits depuis 20 ans parlent », selon cette dernière.
« Donc le fait d’augmenter le nombre total risque de nuire à la francophonie, car il y a peu de chances qu’il y ait proportionnellement autant d’immigrants francophones », souligne celle qui est titulaire d’une Chaire de recherche sur l’immigration et les communautés franco-ontariennes à l’Université d’Ottawa.
Selon le Recensement de 2021, 23 % de la population canadienne est immigrante et ce chiffre est appelé à augmenter selon Statistique Canada. On estime qu’en 2041, ça sera 34 % de la population canadienne qui sera issue de l’immigration. Les nouveaux arrivants hors Québec ne parlant aucune langue officielle sont plus nombreux que ceux qui parlent le français, selon le Recensement. La proportion d’immigrants de 2016 à 2021 hors du Québec et n’ayant que le français comme première langue officielle parlée était de 2,1 % et 89 % n’ayant que l’anglais.
« On ne va pas dans la bonne direction » – Jean-Pierre Corbeil
Tous ces chiffres combinés au fait que l’immigration constitue « le principal moteur de croissance de la population active et canadienne fait en sorte qu’on ne va pas dans la bonne direction », estime Jean-Pierre Corbeil.
« Les données du dernier recensement montrent que la capacité de parler le français de la part de la population hors Québec diminue. On sait aussi qu’il y a une croissance des nouveaux arrivants qui ne parlent que l’anglais (…). On est rendu à un point que si on ne travaille pas maintenant à des mesures concrètes pour infléchir le cours des choses, on va être en train de manquer le bateau. »
Ce dernier propose qu’un comité parlementaire soit créé pour que les élus se penchent sur une solution pour arrimer les besoins du Québec et du reste de la francophonie canadienne. La politique actuelle du gouvernement ou encore celle incluse dans le projet de loi C-13 ne changeront rien, croit-il.
Changement de cap
Les experts s’entendent pour dire qu’un changement de cap à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) est la seule issue possible, surtout avec les nombreuses frasques, notamment dans le dossier des étudiants africains francophones refusés. Un bon départ, serait de se débarrasser de la cible de 4,4 % qui n’est plus la bonne, suggère la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFA) qui demande une augmentation à 12 % dès 2024 et 20 % en 2036.
« L’enjeu n’est pas sur les 500 000 immigrants en 2026. L’enjeu porte sur ce que le gouvernement canadien va faire pour que les communautés francophones augmentent leur nombre et qu’on ait des cibles qu’on atteint », revendique son vice-président Yves-Gérard Méhou-Loko.
Le nombre en tant que tel n’est pas problématique, soutient aussi de son côté Jacob Legault-Leclair, doctorant en sociologie à l’Université de Waterloo et spécialisé en statistiques de l’immigration francophone canadienne.
« Mais si on compare à nos stratégies précédentes, on peut s’attendre à ce que ça soit trop (d’immigrants). Mais si on change nos stratégies, ça peut être adéquat. Donc, il faut s’adapter. On ne peut pas de façon magique s’attendre soudainement à ce que la francophonie prenne plus de place. »
Lors de sa sortie mardi, Sean Fraser a indiqué être conscient qu’une immigration massive sans une bonne proportion de francophones contribuerait au déclin du français. Il a réitéré comme solution le fait d’augmenter la sélection de candidats francophones via le système Entrée Express.
« Depuis maintenant cinq ans, ils disent qu’on va accorder plus de points, faire quelques twists et serrer la vis ici et là… et on n’a vu aucun changement », remet en contexte Luisa Veronis
Le continent africain comme « sauveur »?
Pour nos trois experts interrogés, la meilleure solution passerait par une stratégie massive en Afrique.
« Il faudrait une stratégie panafricaine, souhaite Jacob-Legault-Leclair. Si j’étais Immigration Canada, je redoublais d’efforts, car démographiquement, c’est là que l’avenir de la francophonie se trouve », donnant en exemple les 40 millions de francophones seulement en République démocratique du Congo.
L’Organisation internationale de la Francophonie estime que neuf francophones sur dix sur la planète seront africains en 2050 et, pour M. Corbeil, le coup de barre nécessaire doit passer par là.
« Autour de 2050, on va se retrouver autour d’une situation pour un francophone en Europe, il y en aura six en Afrique. L’Afrique connaît une croissance sans précédent et il y a là un potentiel énorme pour assurer la pérennité du français au Canada. »