Le journaliste et chroniqueur Denis Gratton, à l'entrée du bureau de S.O.S. Montfort, vers 1997. Photo : Hôpital Montfort

Chaque samedi, ONFR propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, l’historien et spécialiste de patrimoine Diego Elizondo.

Ce jeudi, la Commission de la capitale nationale (CCN) a dévoilé le concept qu’elle a retenu pour la mouture du nouveau pont qui remplacera le pont Alexandra, qui relie Ottawa-Gatineau. Ce dernier sera démoli même s’il est patrimonial. En désaccord avec les desseins de la CCN, je vous en avais parlé dans une chronique l’automne dernier.

Avant moi, quelqu’un d’autre l’avait fait aussi : « comme si le fédéral allait démolir l’un des plus beaux ponts au pays. Ben voyons donc!? (…) Comme si on allait faire fi de 120 ans d’histoire et du patrimoine architectural de la capitale. Ben voyons donc!? » Cette citation est de Denis Gratton. Il l’a écrite dans une chronique parue dans le quotidien Le Droit en 2021. En ce lendemain de funérailles du chroniqueur vedette franco-ontarien, qui a rendu l’âme en décembre dernier, je vous propose ici une chronique pour lui rendre hommage, en rappelant quelques prises de position qu’il a eues en faveur de notre patrimoine.

L’enseignement du Règlement 17

En 2016, 100 ans après la fameuse « bataille des épingles à chapeaux », Radio-Canada rapportait que les enseignants du secondaire dans les écoles de langue française de l’Ontario ne sont pas obligés de parler du Règlement 17 dans les cours d’histoire, puisque ce sujet ne fait pas partie du curriculum du ministère de l’Éducation.

Dans une chronique datée du 4 mai 2016, Denis Gratton sort de ses gonds : « Les jeunes doivent connaître leur histoire, d’où ils viennent, les sacrifices qui ont été faits afin qu’ils puissent recevoir aujourd’hui, plus de 100 ans après cette lutte historique des Canadiens français, une éducation dans leur langue maternelle.

Manifestation d’écoliers contre le Règlement 17, devant l’école Brébeuf, dans la basse-ville Est d’Ottawa, à la fin janvier ou au début février 1916. Photo : Université d’Ottawa, Centre de recherche sur les francophonies canadiennes, Fonds Association canadienne-française de l’Ontario (C2), Ph2-142a.

Comment peut-on leur demander de ‘lutter’ pour conserver leur langue et leur culture et d’en être fiers s’ils n’ont aucune notion des luttes entreprises par leur peuple au fil de l’histoire pour conserver ses droits?

Le Règlement 17, qui a banni l’enseignement du français des écoles ontariennes pendant 15 ans, soit de 1912 à 1927, est une histoire de persévérance, de courage, de détermination, de justice. C’est l’histoire d’une victoire inspirante des francophones de l’Ontario. Et elle se doit d’être enseignée à tous les étudiants du secondaire, dans toutes les écoles de langue française en province. Le ministère de l’Éducation de l’Ontario se doit d’y voir. »

L’église Saint-Charles-Borromée

À deux reprises, Denis Gratton prit la plume pour défendre le patrimoine de l’église Saint-Charles-Borromée. Cette église de Vanier, datant de 1908, a fermé ses portes en 2009. C’est aussi le lieu de fondation de l’Ordre de Jacques-Cartier. Dans une chronique de 2013, alors que l’église pourrait être rasée, Gratton prend fermement position en faveur de sa préservation. « Ce serait insensé et totalement inacceptable. On ne détruit pas un monument historique. C’est pourquoi il est urgent, extrêmement urgent, que l’église Saint-Charles […] soit désignée comme édifice patrimonial et ainsi éviter sa démolition. »

Visiblement mécontent qu’une épée de Damoclès plane sur l’ancienne église non désignée, Gratton se demandera : « Comment se fait-il qu’elle ne l’est pas déjà? Fouillez-moi. Faut croire que quelqu’un dort au gaz à la Ville d’Ottawa et dans la communauté franco-ontarienne. Oui, dans la communauté franco-ontarienne. Il faut prendre un peu le blâme, chers compatriotes francos. C’était à nous d’allumer et de demander cette désignation il y a des lunes. Et il n’est pas trop tard. Il faut sauver cette église. »

L’ancienne église Saint-Charles-Borromée dans le quartier Vanier d’Ottawa, dans les dernières années avant sa fermeture en 2009. Photo : Archives ONFR

Rappelant que l’ancienne église fut l’endroit de fondation de l’Ordre de Jacques-Cartier, Gratton insiste pour l’obtention d’une protection patrimoniale « parce que l’église Saint-Charles, au-delà de sa signification religieuse, représente énormément pour l’histoire de Vanier et des Canadiens français (incluant les Québécois). Mais selon moi, il faut d’abord et avant tout obtenir une désignation patrimoniale pour cette église. Il faut la sauver. Parce qu’il sera trop tard quand le pic des démolisseurs se pointera sur la rue Beechwood. Beaucoup trop tard. »

Un comité de citoyens, formé entre autres du militant du patrimoine Michel Prévost, du francophile Mike Steinhauer et de l’animatrice Ginette Gratton (la sœur de Denis Gratton), obtiendra une désignation patrimoniale, sauvant l’église de la démolition.

Après cette victoire, Denis Gratton dénoncera dans une chronique de 2017 l’absence de français dans le marketing de la compagnie immobilière qui a acquis l’ancien lieu de culte : « nulle part dans cette description de Modbox du ‘Marché St Charles Market’ ne peut-on lire le mot ‘francophone’, ou ‘Canadien français’, ou encore ‘Franco-Ontariens’. Rien. »

Monument à Montfort

Au début de la crise de S.O.S. Montfort en 1997, un monument est créé sur le parterre de l’Hôpital Montfort. Baptisé Oh! Francophone Anonyme d’Amérique, c’est une réalisation du sculpteur Yves Leduc. Avec le projet d’agrandissement de l’hôpital en 2005, le monument est déplacé, caché et négligé. Une source impliquée dans le patrimoine franco-ontarien informe Gratton de ce dossier. Ce dernier écrira : « la sculpture de M. Leduc a été enveloppée dans de vieilles planches de contre-plaqué délavées, dépareillées et qui semblent avoir été trouvées dans les poubelles. Et l’œuvre a été placée à l’écart, le long d’une clôture, dans un buisson. Loin de la vue des passants. Vous devez littéralement pousser des branches d’arbres pour la voir de plus près. Au premier coup d’œil, j’ai cru qu’il s’agissait d’un amas d’ordures que l’hôpital souhaitait cacher. Mais en m’approchant, j’ai pu lire clairement les mots ‘Oh! Francophone’ gravés dans le roc. »

Le contre-monument Ô francophones anonymes d’Amérique d’Yves Leduc devant l’Hôpital Montfort, vers la fin des années 1990. Photo : Hôpital Montfort.

Gratton souligne que la sculpture « racontait une page d’histoire de la communauté franco-ontarienne. Une page qu’il ne faudrait jamais oublier… ou cacher. » Quelques mois après la publication de la chronique de Gratton en 2015, le monument sera remis en valeur par l’hôpital.

L’année suivante, il espérait le retour de la statue de Louis-Marie Grignion de Montfort dans l’hôpital franco-ontarien.

Murales

À Vanier, près d’une quarantaine de murales géantes peintes à l’extérieur des bâtiments embellissent l’espace public depuis la fin du XXe siècle, un projet d’Yvon Dubé et de l’organisme qu’il présidait, Publi’Art. « On ne compte plus les murales dans ma ville natale. Chaque secteur, chaque coin de l’ancienne ville de Vanier a sa murale pour nous rappeler nos ancêtres, notre patrimoine, nos racines, notre enfance » écrivait Denis Gratton dans une chronique de 2004.

Au début du projet, Denis Gratton n’était pourtant pas chaud à l’idée : « j’avoue cependant que j’étais contre ce projet de peintures murales lors de son lancement en 1998. J’ai même écrit dans une chronique que l’argent investi dans ce projet serait peut-être mieux dépensé ailleurs dans Vanier. Je me trompais », reconnaissait-il en 2017. En effet, dès 2004, ces murales pouvaient l’émouvoir : « la nouvelle murale m’a vraiment renversé. J’ai cru retourner 35 ans en arrière. »

Il avait donc compris le bien-fondé des murales, puisqu’en référence à la murale Hommage aux Franco-Ontariens de l’artiste Pierre Hardy dans le Marché By, il écrivait en 2017 : « Elle pourrait créer, jusqu’à un certain point, un sentiment d’appartenance et enrichir notre histoire, notre communauté et notre héritage. » L’année suivante, il écrit : « Elles sont belles, ces murales. Elles sont uniques. Elles sont à nous. Et elles nous rappellent notre histoire, notre ‘village’, nos victoires et nos ancêtres. »

La murale géante S.O.S. Montfort, située à Ottawa au coin de la promenade Vanier et de l’avenue McArthur de 2010 à 2017. Photo : Muséoparc Vanier

Parmi ses murales préférées trônait celle commémorant S.O.S. Montfort, à l’angle de la promenade Vanier et du chemin McArthur. « Je ne peux passer par là sans jeter un coup d’œil sur cette fresque des principaux acteurs de cette lutte historique. Les Gisèle Lalonde, Michelle de Courville Nicol, Ronald Caza, Gérald Savoie et un certain Michel Gratton… Un mélange de fierté, de tristesse et de nostalgie m’habite chaque fois que j’aperçois cette œuvre de l’artiste Marie-Hélène Lajoie » écrivait-il en 2018.

Cependant, en raison des intempéries, cette murale fut retirée et entreposée à partir de 2017, ce qui le piqua au vif en 2018. « Alors on fait quoi? On oublie ces murales et on passe à autre chose en sachant que les 36 autres fresques de Vanier subiront éventuellement et inévitablement le même sort? On laisse ces murales se détériorer et s’effacer à petit feu jusqu’à ce qu’elles se fondent au décor démoralisant de certains coins de Vanier? On oublie notre passé, nos victoires et nos ancêtres? »

Depuis 2023, le premier panneau de la nouvelle exposition permanente du Muséoparc, intitulé Vanier. Notre Place, est un texte de Denis Gratton. Photo : Muséoparc Vanier.

Au cours de sa carrière en journalisme, Denis Gratton s’est entretenu avec des gens impliqués dans le milieu patrimonial : Michel Prévost (2019), Jean Yves Pelletier (2016), Jean Dumontier (2000) et Blanche Boissonneault-Doucet (1997). Il a également couvert des événements liés au patrimoine (l’inauguration du musée des Sœurs de la Charité d’Ottawa en 1995, par exemple). Mais en l’an 2000, c’est lui qui a obtenu la primeur qu’un musée allait être fondé à Vanier. Cette institution muséale, le Muséoparc Vanier, a ouvert ses portes en 2006. Au moment de la refonte de son exposition permanente en 2022, le Muséoparc lui a demandé d’écrire le texte d’introduction qui accueille les visiteurs. Denis Gratton fait maintenant partie de notre patrimoine.  

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position d’ONFR et de TFO.