Savoir prendre la balle au bond
[LETTRE OUVERTE]
Aux recteurs Dominic Giroux de l’Université Laurentienne, Mamdouh Shoukri de l’Université York et Allan Rock de l’Université d’Ottawa, ainsi qu’au recteur désigné de cette dernière, Jacques Frémont, à la rectrice Chantal Beauvais de l’Université Saint-Paul, au principal du Collège Glendon, Donald Ipperciel, et au Conseil des gouverneurs de l’Université de Sudbury.
JOEL BELLIVEAU
Messieurs, madame, la balle est dans votre camp. Vous ne l’avez pas remarqué?
Depuis maintenant six ans, le Regroupement étudiant franco-ontarien (RÉFO) réussit à garder l’idée d’une université francophone en Ontario à l’agenda médiatique et politique. Il s’agit de la dernière itération d’une revendication qui revient périodiquement depuis les années 1970. Le RÉFO a été appuyé, parfois relayé, dans sa quête par de nombreux organismes ainsi que par la députée, France Gélinas. Les instances étatiques ont réagi, du Commissaire aux services en français au bureau de la première ministre, en passant par celui de la ministre déléguée aux Affaires francophones, Madeleine Meilleur. Un comité a produit un rapport, qui est actuellement sur le bureau du ministre de la Formation et des Collèges et Universités. Bref, l’affaire a pris une ampleur considérable, vous en conviendrez, si bien qu’on est en droit d’espérer la création d’une nouvelle université de langue française en Ontario dans le Centre et Sud-Ouest. Nombreux sont ceux qui s’en réjouissent; j’avoue en faire partie.
Au travers de tout ça, qu’a-t-on entendu de vous qui êtes à la tête des principales institutions universitaires bilingues de la province? Sur l’offre de programmes, sur la gouvernance par et pour les francophones, sur les rapports entre vos institutions et une éventuelle « université franco-ontarienne »? On a eu droit à un grand mutisme. Pourquoi? Je comprends que cela peut être tentant d’attendre que la tempête passe. Ceci dit, ne faites-vous pas courir un risque tant à vos institutions qu’au bien commun en vous mettant en marge de ce débat? Il est en votre pouvoir de proposer une solution qui construirait sur nos acquis tout en renforçant la francophonie dans trois grandes régions de la province. En trois mots, il s’agirait d’instaurer une mesure importante de dualité linguistique dans nos institutions existantes, d’accorder une marge acceptable d’autonomie aux composantes francophones ainsi créées et de permettre à celles-ci de former un réseau.
Créer des espaces
Regardons ça d’un peu plus près. Par « instaurer la dualité », j’entends créer des espaces – physiques, administratifs, sociaux – où le français serait majoritaire et naturel. Quiconque croit réellement au bilinguisme en Ontario se doit d’instrumentaliser la dualité pour faire fructifier la langue minoritaire. Car « les langues se chassent », comme disait le linguiste Jean Laponce.
Ne pas agir en ce sens, c’est condamner cette langue à vivoter dans les marges, à court ou moyen terme. On le voit tous les jours ici, à l’Université Laurentienne. Le français y est bien présent, c’est vrai, même très présent. Mais il est partout minoritaire ou presque, avec des effets délétères sur les capacités en français de la jeunesse ainsi que sur les services que nous recevons. Le simple bilinguisme institutionnel était un rêve noble, mais naïf et finalement peu généreux, hérité d’une époque où il était encore impensable d’accorder une université – ou même des écoles secondaires – aux francophones. Ça me fait sincèrement de la peine de le dire, parce que j’apprécie beaucoup mes collègues anglophones, mais si l’on veut que les deux langues continuent à coexister, à échanger et à s’enrichir sur nos campus à long terme, il faut créer des espaces où le français s’épanouira. Voilà pourquoi le statu quo est inacceptable.
Un premier pas vers la dualité serait de créer un « quartier » francophone à l’intérieur de nos campus. Ça ne prend pas plus d’immobilier pour rassembler, dans quelques bâtiments voisins, les programmes de langue française, les professeurs qui y enseignent et les quelques services qu’il vaudrait mieux différencier (le marketing et les partenariats, par exemple). Mais quels impacts cela pourrait avoir! Les professeurs et administrateurs de programmes francophones échangeraient davantage, ce qui déboucherait sur de l’innovation en matière de curriculum et de promotion. Les étudiants passeraient désormais une partie importante de leur temps dans un espace où il est normal et valorisé de communiquer en français, ce qui non seulement leur donnerait de meilleures chances de terminer leur diplôme avec un niveau professionnel dans leur langue maternelle, mais stimulerait la création d’une vie étudiante en français plus riche.
Œuvrer de concert
En termes d’autonomie administrative, sûrement qu’on peut faire au moins aussi bien que les universités de l’Alberta et de Régina, qui ont accordé les pouvoirs d’une faculté à leurs composantes francophones. Mais ici, pour être sérieux, il faudrait leur accorder un plus grand contrôle sur la gestion des finances. Idéalement, on s’appuierait même sur les chartes des universités fédérées que sont l’Université de Sudbury, l’Université Saint-Paul et le Collège Glendon pour créer cette plus grande autonomie. Ne serait-ce pas corriger une erreur historique que d’en faire des institutions unilingues françaises? On pourrait même combiner plusieurs approches, et réunir, par exemple, les programmes d’arts et de sciences humaines en français sous la houlette de ces universités fédérées, et le reste dans des « écoles » de langue française?
Les entités francophones des trois régions (incluant l’Université de Hearst, les collèges et une éventuelle nouvelle université de langue française) pourraient ensuite procéder à des échanges de cours, de services, de crédits ou de professeurs et ainsi former un véritable réseau postsecondaire francophone provincial. En suivant cette piste, on pourrait aboutir non pas à une université de langue française qui concurrence les universités bilingues, mais à plusieurs pôles universitaires francophones qui œuvreraient de concert. Tout le monde y gagnerait : nos institutions existantes et les étudiants.
Pas de ghettos
Le recteur Giroux affirmait récemment, en réponse à des critiques concernant les faibles effectifs de professeurs dans certains programmes, que la conjoncture, les transferts gouvernementaux et la baisse des effectifs étaient à blâmer. Cela est partiellement vrai (quoiqu’on puisse répondre que l’université a un devoir moral d’offrir des programmes de qualité en Arts à la population franco-ontarienne de la région).
Toutefois, ne serait-ce que pour échapper aux critiques, pourquoi ne pas laisser des instances pleinement dévouées aux programmes français gérer le dossier? S’il advient que c’est bel et bien une décroissance qu’il faut gérer, au moins la communauté, les étudiants et les professeurs auront la certitude que tout a été essayé. Mais peut-être verrons-nous, plutôt, de meilleurs résultats en matière de promotion des programmes ainsi qu’en termes d’attraction et de rétention des étudiants?
Je refuse le contre-argument selon lequel des composantes francophones seraient des « ghettos ». Si les langues sont des fenêtres sur le monde, le français en est une qui est tout aussi large que l’anglais. Organiser des activités en français ici ne signifie pas exclure, pas plus qu’organiser des activités en anglais à Montréal. Par ailleurs, rien n’interdit que les professeurs francophones continuent de travailler étroitement avec les collègues anglophones de leurs disciplines, ni que les étudiants continuent de contribuer au dynamisme des fédérations universitaires locales.
Bref, il y a tout un monde de possibilités. Mais seulement à partir du moment où vous entrerez sérieusement dans la discussion. Vous y êtes attendus.
Joel Belliveau est professeur agrégé au Département d’histoire de l’Université Laurentienne.
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