ThioTiÁ :Ke ou la force du destin
Dans une de mes chroniques antérieures intitulée Le cercle de la vie, j’ai parlé du livre à la fois émouvant et bouleversant de Michel Jean, écrivain Innu, sur la vie de Kukum, sa grand-mère. Cette femme menue mais forte qui a forgé une ligne profonde dans le sol gelé de ce grand territoire qui fut autrefois le territoire exclusif d’un peuple nomade ravagé depuis par la colonisation et la modernité.
Michel Jean est revenu, en 2021 en pleine pandémie COVID-19, avec un roman dont j’ai pris connaissance lors du Salon du livre de Toronto en 2022. C’est seulement lors de mes récentes vacances d’été que j’ai pu faire mon rattrapage littéraire et lire ThioTiÁ :Ke.
Il va sans dire que ma fascination pour l’écriture de cet écrivain ne s’est pas le moins refroidie ni n’a décliné.
S’éloignant légèrement de l’histoire de Kukum et d’un récit biographique, Jean raconte l’histoire d’Élie Mestenapeo, un jeune innu, talentueux joueur de hockey, ayant passé dix ans en prison pour le meurtre de son père, un homme alcoolique et violent.
Je ne sais pas si l’histoire d’Élie a réellement existé mais dans mon cœur j’y crois tellement et je souhaiterais vivement qu’elle le soit.
Dans ce roman, Jean présente aux lecteurs Élie, ce jeune homme calme, silencieux, attachant et qui pourrait être notre fils, notre voisin ou notre élève s’il n’était pas né dans une communauté aussi éloignée que celle de Nutashkuan et qu’il ne soit littéralement exilé, une fois sa peine purgée, dans la grande métropole : Montréal.
M. Jean brosse le portrait de ce jeune homme malmené par la vie, banni par sa propre communauté depuis qu’il a commis l’horrible et irréparable acte de tuer son propre père.
Destin d’un survivant
Quoi de plus triste et de plus honteux que de tuer celui qui nous a donné la vie. Plusieurs écrivains, depuis les tragédies grecques en passant par le célèbre écrivain russe Dostoïevski, jusqu’aux romanciers les plus modernes, se sont penché sur le sujet du parricide, qui à la fois fascine et révulse. Mais Michel Jean n’est pas obsédé par ce thème. Dans ThioTiÁ :Ke, c’est plutôt le destin d’Élie qui importe aux yeux de l’auteur. C’est le survivant qui compte. Celui qui a survécu à la tragédie mais qui continue à vivre dans la honte, la solitude et la misère des rues frigides de Montréal.
Élie débarque à Montréal comme plusieurs Innus qui terminent leur peine et se retrouvent livrés à la gueule de ce gros monstre urbain, sans le sou, privés de leur communauté, de leur langue maternelle et surtout des grands espaces, des lacs et rivières du Grand Nord, pays de leur enfance.
Mais tout n’est pas noir et tout n’est pas malheur. Le son de la communauté n’est jamais trop loin et Élie, plongé dans les dédales de la ville, multiplie les rencontres qui le mèneront vers des horizons plus lumineux.
C’est une histoire d’espoir et combien on en a besoin en cette Journée nationale de la vérité et de la réconciliation. Une journée symbolique certes, mais trop importante pour saisir un moment, aussi furtif soit-il, pour réfléchir à la vie de nos hôtes et hôtesses, les peuples autochtones, qui nous ont acceptés sur leurs terres ancestrales et qui nous ont permis d’y vivre et d’étendre nos racines après qu’elles aient été déplacées de leur habitat original. Cette réflexion est d’autant plus urgente et cruciale à faire que le chemin de la vérité est tortueux et éprouvant.
Un écho à la Réconciliation
Avec son roman ThioTiÁ :Ke, Michel Jean nous aide à entreprendre cette réflexion. Un portrait à la fois. Une image à la fois. Pour arriver devant la porte de la vérité, y frapper, y être reçu et éventuellement qu’on puisse ouvrir la porte à cette réconciliation qui tarde à se faire.
Récemment, j’ai eu l’honneur de rendre visite à des aînés autochtones installés dans un campement à quelques mètres du musée des droits de la personne de Winnipeg.
Dans un petit jardin connexe à la structure géante du musée, ces hommes et femmes ont installé leurs tentes depuis l’été dernier et bientôt monteront un tipi pour exiger des autorités gouvernementales que les dépotoirs de la ville soient fouillés pour y retrouver des femmes autochtones disparues.
Plusieurs membres des familles de ces femmes insistent pour dire que leurs mères, épouses, sœurs ou amies ont été jetées après avoir été tuées et démembrées dans ces poubelles à ciel ouvert.
Je suis restée émue en entendant les histoires racontées par ces hommes et ces femmes dont le combat n’a jamais cessé depuis leur enfance ou celle de leur parent, survivant des pensionnats autochtones, jusqu’à leur propre vie avec des pertes, des traumatismes et beaucoup de souffrances.
L’espoir dans les fresques
Mais en plein milieu de cette tristesse, j’ai pu détecter l’espoir de mes propres yeux. Des fresques peintes à même le sol par des femmes et des hommes avec des couleurs brillantes et attrayantes. Une tortue, pour représenter l’île de la Torture, qu’on appelle aujourd’hui Canada, nageant dans les eaux, avec des bulles d’air autour et surplombées de plumes d’aigle pour représenter toutes ces femmes ou bispirituelles disparues. Une fresque simple et éblouissante pour nous rappeler que la vérité n’est jamais trop loin.
Michel Jean n’est pas le seul écrivain qui nous rapporte ces histoires sur des communautés que nous connaissons si peu et si mal. Mais il a ce grand avantage et talent de nous raconter ces histoires en français dans une langue limpide qui sent les épinettes noires, le bruissement des lièvres qui fuient dans la forêt et l’odeur du poisson attrapé dans les rivières et ses affluents : Mahkunipiu, Mistanipisipou, Pehatnaniskau… Des noms innus donnés à ces fleuves qui nous semblent difficiles sinon impossibles à prononcer mais qui ajoutent beaucoup d’authenticité à ces histoires et surtout une richesse jusque-là inconnue.
Lire ces mots, c’est confirmer leur existence. Lire ces histoires c’est préserver ces lieux. Écouter ces histoires, c’est se rapprocher un peu plus de cette vérité. Même quand elle est lourde à lire. Même quand elle est difficile à entendre.