Traduction d’anciennes décisions : la Cour suprême traînée devant les tribunaux
Dans un cas unique dans l’histoire du système judiciaire, la Cour suprême du Canada devra se défendre devant un tribunal inférieur, la Cour fédérale. Un organisme québécois plaide que le plus haut tribunal au pays a enfreint la Loi sur les langues officielles.
À Montréal vendredi, l’organisme Droits collectifs Québec (DCQ) a déposé une demande de recours judiciaire contre la Cour suprême en Cour fédérale. L’organisation estime que le refus de la Cour suprême de traduire certaines de ses anciennes décisions en anglais et en français contrevient à la Loi sur les langues officielles.
La modernisation de la Loi sur les langues officielles, adoptée en juin 2023, oblige l’ensemble des tribunaux canadiens à traduire leurs décisions dans les deux langues officielles.
Or, ce sont près de 6 000 jugements de la Cour suprême rendus avant l’adoption de la Loi sur les langues officielles, en 1969, qui ne sont pas tous disponibles en français et en anglais sur son site web. La très grande majorité des jugements sont seulement disponibles en anglais, selon DCQ.
Dans sa requête déposée vendredi, Droits collectifs Québec demande à ce que la Cour suprême traduise l’ensemble de ses jugements, arguant une violation de ses droits linguistiques.
Pour l’organisme, « le tribunal suprême refuse de respecter l’état de droit » alors qu’elle exige elle-même que les lois soient suivies via ses propres jugements. La demande déposée envers le Bureau du registraire de la Cour suprême du Canada a pour but de démontrer que « nul n’est au-dessus des lois », déclare son président Daniel Turp.
« Pour nous c’est un recours important et même historique, parce qu’il est important de respecter la Loi sur les langues officielles pour assurer que les droits des francophones et des anglophones soient respectés au Canada », mentionne Daniel Turp en conférence de presse.
Appelée à réagir, la Cour suprême a indiqué qu’elle ne ferait aucun commentaire étant donné que la cause est actuellement devant les tribunaux.
Un rapport du commissaire
À titre de réparation, les demandeurs exigent que la Cour suprême fasse la traduction des jugements, et ce, en trois années. Les demandeurs réclament aussi un million de dollars pour couvrir notamment les frais judiciaires et une lettre d’excuses formelle envers les francophones du pays de la part du plus haut tribunal canadien.
Droits collectifs Québec appuie sa demande sur un rapport du Commissariat aux langues officielles du mois dernier, qui donne raison à l’organisme. Le commissaire Raymond Théberge avait ordonné dans son rapport d’enquête que la plus haute juridiction au pays rectifie la situation dans les 18 prochains mois, pour se conformer à la Loi sur les langues officielles.
Une question de moyens, selon le juge Wagner
En juin dernier, le juge en chef de la Cour suprême du Canada Richard Wagner avait dit que le plus haut tribunal avait « quand même regardé de bonne foi » à traduire les décisions. Le tout nécessiterait un investissement de 10 à 20 millions, plus de 100 interprètes et près de dix ans de travail, juge M. Wagner.
« On n’a pas cet argent-là. S’il y a quelqu’un qui l’a, tant mieux (…), mais nous, on ne l’a pas », avait-il soutenu lors de sa conférence de presse annuelle.
Richard Wagner arguait que ces décisions ont un intérêt juridique « très minime » et comme elles datent de plusieurs années, « le problème ultime, c’est que ça ne serait jamais des versions officielles ».
« Moi, j’aimerais ça, ne serait-ce que pour protéger notre patrimoine juridique de pouvoir le faire (…) Ce n’est pas de la mauvaise foi, c’est une question de moyens et de raisonnabilité », affirmait-il.
DCQ estime que la Cour suprême n’a jamais démontré d’ouverture à traduire les jugements, d’où sa décision d’intenter cette démarche en justice. L’organisation considère qu’il s’agit de la première fois que la plus haute cour au pays fera face à la justice au Canada.
Dans le cadre du processus d’enquête, la Cour suprême s’était défendue en disant que la Loi ne s’appliquait pas de manière rétroactive pour les décisions antérieures à 1969, ce que lui accorde le Commissariat aux langues officielles.
Elle plaidait aussi que l’affichage de ces décisions relevait du domaine juridique, ce qu’a désapprouvé Raymond Théberge. Selon lui, leur publication « a pour effet de rendre l’information disponible au public », un droit inscrit dans la Loi sur les langues officielles.