Tribunaux : « Il n’y a pas de retour en arrière », dit l’avocate des Premières Nations

Kate Kempton, Avocate principale Premières Nations
Kate Kempton est l'avocate principale qui défend le dossier des Premières Nations issues du Traité 9, poursuivant les gouvernements provincial et fédéral en justice. Gracieuseté

[ENTREVUE EXPRESS]

QUI

Kate Kempton, avocate de la firme d’avocats Woodward & Co. Lawyers LL, défend depuis plus de 23 ans des dossiers impliquant des Premières Nations, qui sont sa spécialité.

LE CONTEXTE

Quelques jours après l’annonce d’un recours historique en justice contre l’Ontario et le Canada par dix Premières Nations issues du Traité 9, pour cause de prise de décisions concernant leurs ressources et leurs terres sans consultation de ces derniers, Kate Kempton nous explique en détails les tenants et aboutissants du dossier dont elle est en charge.

L’ENJEU

La mise en place d’un nouveau régime de co-juridiction égalitaire pour des prises de décisions communes entre les gouvernements ontarien et canadien et les Premières Nations.

« Combien de Premières Nations sont-elles pour l’heure impliquées dans l’affaire?

Il y a en a dix pour le moment. 40 Premières Nations sont visées par le Traité 9 qui couvre une vaste zone. Toutes ne sont pas directement touchées par le Cercle de feu et les projets d’exploitation minière et d’infrastructures, mais elles sont indirectement touchées, en particulier si le pire scénario de destruction des tourbières, les terres humides indispensables à l’écosystème, devait se produire.

Est-ce l’annonce de l’expansion minière qui les a poussées à en recourir à la justice?

C’est le facteur principal, mais les anciens et les chefs disent depuis la signature du Traité 9 que sa bonne interprétation est la co-juridiction et le partage des décisions. La pression exercée principalement par le gouvernement de l’Ontario de prendre une décision unilatérale qui pourrait détruire une grande partie du Nord est une menace trop grande pour que nous attendions plus longtemps.

Vous disiez qu’il s’agit d’un cas historique. Est-ce la première fois que des Premières Nations se dressent contre un gouvernement à cette échelle?

C’est la première fois qu’une affaire attaque directement le pouvoir décisionnel unilatéral de la Couronne au Canada comme n’étant pas le seul ultime et légitime à pouvoir prendre des décisions. Et c’est ce que nous attaquons directement dans ce cas en disant « non vous ne l’êtes pas, vous devez prendre une décision égale avec les Premières Nations qui sont sur ce territoire ». Il s’agit donc d’un cas unique en son genre, mais ce n’est pas le premier cas relatif au respect des droits autochtones.

N’y a-t-il pas deux aspects à la base de l’affaire : l’absence de consultations, mais aussi le fait que les générations précédentes aient signé un traité sans le faire en connaissance de cause?

C’est vraiment interconnecté. Ce que nous disons, c’est qu’il n’y a jamais eu d’entente sur la cession des droits ou de l’autorité par les Premières Nations. Même si nous ne plaidons pas cela comme une fraude, c’en est une de la Couronne qui a rédigé un traité à l’avance. Oralement, on leur a garanti des droits continus et une co-juridiction égalitaire. Le commissionnaire du traité savait pourtant qu’on ne leur avait pas expliqué les détails, notamment la partie de cession de leurs droits. Les Premières Nations ont supposé que ce qu’elles avaient signé était ce qu’elles avaient convenu verbalement et ce n’était pas le cas.

Qu’attendez-vous de la part des gouvernements? S’agit-il de la réécriture d’un nouveau traité?

Nous demandons à la Couronne de déclarer que le Traité est ce qui a été oralement dit, la co-compétence, le partage des terres et des ressources sans avoir besoin de réécrire quoi que ce soit. Si le tribunal est d’accord avec nous, c’est la loi. Cela nécessiterait que les gouvernements de l’Ontario et du Canada et les Premières Nations du Traité 9 négocient un régime de co-juridiction formalisé égalitaire répondant aux questions suivantes : quel type de décision doit avoir un double consentement, comment est-il obtenu, que se passe-t-il quand on ne parvient pas à un accord, quelle est l’instance indépendante des différends, etc.

Espérez-vous ne pas devoir aller devant les tribunaux?

Personne ne peut prédire l’avenir, mais il n’y a pas de retour en arrière. Nous avons lancé la poursuite. Cela veut dire que si les gouvernements n’acceptent pas de négocier un régime de co-juridiction maintenant, ils retardent l’inévitable. Nous présenterons alors des motions d’injonction, il y aura des protestations et peut-être des blocages sur le territoire. Cela deviendrait une situation de conflit majeur.

Il faut généralement au moins dix ans pour que les affaires importantes aboutissent à un procès. En nous forçant à aller jusqu’au bout, ce sera difficile pour tout le monde. J’espère qu’ils entendront raison. Même si on perd devant un tribunal canadien, sachant que les preuves sont entièrement de notre côté, il y a les tribunaux internationaux. Mais je sais que les gouvernements de la Couronne ne peuvent en aucun cas présumer que le statu quo du pouvoir décisionnel unilatéral sera la voie de l’avenir.

Demandez-vous une compensation financière?

Ce n’est pas l’objectif principal, mais oui en effet, car il y a eu 120 ans de fraude. Nous voulons que le tribunal ordonne que cela ne puisse plus se produire à l’avenir certes, mais le siècle passé a fait des dégâts irréparables. Les Premières Nations ont été plongées dans un désespoir extrême et dans la pauvreté. Nous en avons estimé les dommages : 95 milliards de dollars pour toutes les Premières Nations du Traité 9 combinées. »