Un Franco-Ontarien décédé dans des conditions similaires à celles de Regis Korchinski-Paquet
LONDON – L’intervention policière précédant la mort de Regis Korchinski-Paquet, qui fait scandale à Toronto, comporte des similitudes troublantes avec celle de Caleb Tubila Njoko, un jeune Franco-Ontarien de London, décédé au début du mois de mai. ONFR+ a remonté le fil d’un fait divers passé quasi inaperçu, dans lequel un autre citoyen noir en crise a perdu la vie. Une enquête de Rudy Chabannes et Étienne Fortin-Gauthier.
Le drame survient le 5 mai. Caleb Tubila Njoko, un Franco-Ontarien de 26 ans natif de Toronto et de parents d’origine congolaise, est en crise.
« Il lançait des choses dans la maison. Il est venu à côté de moi en criant. Je ne savais plus quoi faire. C’était trop, j’ai fui et appelé le 911 pour qu’on l’amène à l’hôpital pour recevoir de l’aide », confie douloureusement la mère du jeune homme, Nelly Wendo.
La police de London est alors déployée sur place. Il est 23h15. Deux agents accompagnent Mme Wendo au 15e étage. Retranché dans l’appartement maternel, le garçon en panique hurle à la vue des policiers.
« Les policiers lui ont dit : « nous sommes venus t’aider ». Mais Caleb a montré sa blessure à la main [survenue lors d’un premier incident impliquant la police une semaine plus tôt]. Caleb leur a crié : « Vous voyez! Vous voyez! », tout en montrant sa main », raconte Mme Wendo.
Les choses dégénèrent rapidement. Caleb entasse des objets devant la porte et met l’appartement sens dessus dessous. S’enclenche alors un dialogue chaotique durant une heure. Les policiers veulent défoncer la porte. La mère refuse.
« Caleb, ouvre la porte, la police veut t’aider », lance-t-elle, désemparée. Rien y fait. Elle l’appelle au téléphone. « Je lui ai dit : « Je suis ta maman, je t’aime beaucoup. Tu sais que je t’aime beaucoup ». Il a répondu : « Oui, je le sais ». Puis la ligne a coupé », relate la mère. « Puis, j’ai vu les policiers courir partout. Caleb était en bas. Il était trop tard. »
Le jeune homme a fait une chute du 15e étage de l’immeuble. La gravité de ses blessures ne lui laisse aucune chance. Transporté d’urgence à l’hôpital, il décède quatre jours plus tard.
Une peur de la police depuis une précédente interpellation musclée
La mère de Caleb n’est pas prête à juger le travail policier ce soir fatidique du 5 mai. Mais elle dénonce vigoureusement la manière dont la police a agi avec son fils, quelques jours plus tôt. La peur renouvelée de Caleb à l’endroit de la police a joué un rôle dans sa funeste destinée, croit Nelly Wendo.
Le 28 avril, Caleb est arrêté par la police de London. On l’accuse d’avoir voulu s’emparer d’une voiture de livraison de pizza, selon le communiqué de la police. Le jeune homme est pris à partie par le livreur qui le blesse. Puis, par les policiers qui se battent avec lui pour le maîtriser, selon Roy McElmon, un témoin de la scène interrogé par ONFR+.
Caleb sera accusé de vol de moins de 5000 $ et d’obstruction à l’endroit d’agents de la paix.
Le jeune homme niera cette version des faits auprès de ses proches, dans les jours suivants. Caleb sort amoché de cette altercation.
« On l’a maltraité. Il avait le visage blessé, les mains coupées, le cou tuméfié… Il ne pouvait plus manger par lui-même, tellement il avait mal. Ses plaies suintaient abondamment. On l’a traité comme un voleur et on ne lui a pas donné les soins nécessaires », affirme sa mère.
Le réseau hospitalier London Health Science, qui l’aurait accueilli, a refusé de commenter le dossier pour des raisons de confidentialité.
Le père du jeune homme défend aussi son fils.
« Il n’était pas voleur. Caleb avait peur de la police. Il faut toujours avoir peur de la police », confie Guy Tubila. « Pour les Noirs, nous avons toujours des risques avec les policiers. S’ils nous voient en colère, ils pensent qu’on est violent », dit-il.
« Depuis, j’ai été bouleversé d’apprendre le récit de Regis Korchinski-Paquet. Comment une jeune fille peut tomber d’un immeuble? » s’interroge-t-il, voyant l’histoire de son fils se répéter.
Des similitudes avec la mort de Regis Korchinski-Paquet
Le drame de Caleb Njoko ressemble en plusieurs points à celui de la Torontoise de 29 ans, Regis Korchinski-Paquet, décédée des suites d’une chute du 24e étage d’un immeuble. Dans les deux cas, il s’agissait d’une jeune victime noire, en détresse dans son appartement, victime d’une chute fatale durant une intervention policière.
Tresor Nehemiah Kalambay constate avec colère les similitudes entre la mort de la jeune femme et celle de Caleb, un membre de sa famille.
« Quand j’ai appris la nouvelle, j’ai eu cette frustration qui m’a envahi : encore une histoire associant un policier à un Noir! Chaque fois, c’est la même chose : la police est appelée pour un jeune Noir en difficulté et le résultat est négatif », déplore-t-il.
La mort de Caleb revêt une composante raciale, selon M. Nehemiah Kalambay.
« C’est une réalité qu’on ne peut pas nier. Déjà, vous êtes un jeune noir qui a une certaine histoire, ça rend les choses plus difficiles. On le voit aux États-Unis, quand il y a une interaction entre un policier et un Noir, ils sont vus comme coupables avant d’avoir été questionnés. Ça a un effet dans tout ce qu’il s’est passé », dit-il, ajoutant que le confinement lié à la pandémie de COVID-19 n’a rien arrangé à la situation.
Un garçon « au grand cœur » en détresse psychologique
L’histoire de Caleb est celle de nombreux jeunes Noirs livrés à eux-mêmes. Durant ses études à l’École secondaire catholique Monseigneur-Bruyère, à London, il s’illustre au basketball et reçoit un certificat récompensant ses exploits.
Sa mère décrit un jeune « intelligent qui avait la tête dure ». Il ne poursuivra pas ses études postsecondaires.
« C’était un jeune homme actif. Il allait à l’église. Son papa le conseillait », se souvient Jean-Paul Idikay, le président de la Communauté congolaise du Grand Toronto.
« Il était généreux et déterminé », ajoute son cousin Tresor Nehemiah Kalambay. « Il travaillait. Il voulait s’acheter une maison. Il avait de bonnes idées. Il disait souvent que la vie était belle », renchérit Guy Tubila, un père dévasté.
Depuis huit ans, il vivait de petits boulots entre Brampton et London. Il travaillera dans une manufacture et dans différentes chaînes de restauration rapide, s’accrochant à un souhait : faire carrière dans la musique et suivre le modèle de son grand-père. Malgré quelques chansons, le rêve s’évapore.
Il y a trois ou quatre ans, il aura de la difficulté à se remettre d’une rupture amoureuse et fera, plus tard, la connaissance de colocataires marginaux. Il effectuera un court séjour en prison autour de cette période, révèle sa mère. Le jeune homme a été condamné pour voie de fait, à deux reprises. À une occasion, le juge lui avait imposé une probation de 18 mois et une interdiction de port d’arme de 10 ans.
Mis à la porte par ses colocataires, il se retrouvera à la rue. Sans toit durant plusieurs jours, sa mère le recueillera finalement dans son appartement de la rue Walnut, jusqu’au drame du 5 mai.
Les parents de Caleb savent que leur enfant n’a pas été parfait dans sa courte vie. Tous deux évoquent une santé mentale fragile. Mais il ne méritait pas de mourir de façon aussi tragique, s’attristent-ils.
Ils veulent que la lumière soit faite sur sa mort et sur son altercation avec l’homme qui l’a blessé, une semaine auparavant.
Sa blessure aurait, selon eux, accéléré la spirale dépressive de Caleb. « Il a perdu beaucoup de sang », rapporte son père. « Il a perdu le contrôle. Il devenait très agressif à la maison (…). C’est très important de comprendre. Si des gens s’en sont pris à lui lors du premier incident, il faut poursuivre. Un enfant ne peut pas partir comme ça sans que nous ayons des réponses. »
Une enquête de la police des polices en cours
Une enquête de l’Unité des enquêtes spéciales de l’Ontario a été ouverte et doit étudier le travail des policiers. Un protocole habituel lors d’un décès pendant une intervention policière.
La police de London refuse de commenter le cas précis de Caleb.
« Mais concernant la réponse policière lorsqu’une personne est en crise ou en détresse, nos agents profitent d’une formation continue en profondeur pour faire désescalader la tension », indique sa porte-parole, Sandasha Bough.
« Ils reçoivent des formations en lien avec leurs biais conscients et inconscients et travaillent de près avec des professionnels de la santé mentale pour offrir les meilleurs soins aux citoyens. »
« Un jeune plein d’énergie et de charisme, mais qui a peur pour sa sécurité, ça les met dans des situations dangereuses », estime Tresor Nehemiah Kalambay.
« Avec le confinement et des antécédents qui étaient là, il luttait intérieurement avec différentes choses et l’assistance nécessaire qui aurait pu faire un grand changement n’était pas disponible avec la réalité que l’on vit présentement. »
« Il y a souvent des spécialistes comme des travailleurs sociaux qui savent comment communiquer avec un individu qui vit du stress psychologique », complète-t-il.
« Surtout pour un Noir, quand tu vois l’autorité qui est la police, tu es effrayé, tu as peur. Il y a tellement de situations où ça se termine pas de façon positive. Mais quand un travailleur social intervient, ça fait une grande différence. »
L’article a été mis à jour le 3 juin à 16h concernant les raisons de son séjour en prison.