Analyse : Un affrontement risqué
ANALYSE
TORONTO – Le conservateur Stephen Harper et la libérale Kathleen Wynne sont des politiciens aux antipodes et les relations de leurs gouvernements s’en ressentent. Mais ils risquent gros à s’affronter sur un champ de bataille électoral.
FRANÇOIS PIERRE DUFAULT
fpdufault@tfo.org | @fpdufault
Il est vrai que pour le clan des « bleus » à Ottawa et celui des « rouges » à Queen’s Park, qui s’affrontent depuis plus de deux ans sur des enjeux comme le climat, l’infrastructure et les pensions, la tentation est forte d’utiliser le scrutin fédéral du 19 octobre pour régler quelques comptes.
M. Harper y voit peut-être une bonne occasion d’opposer son bilan économique, non sans taches, à celui d’un gouvernement qui a fait pire que le sien. Et Mme Wynne se dit sûrement qu’un petit coup de pouce à son cousin fédéral Justin Trudeau l’aidera à se débarrasser de ces conservateurs avec lesquels elle n’est jamais parvenue à s’entendre.
En s’engageant dans cette voie, les deux chefs prennent toutefois le risque de s’enliser dans une guerre de mots à n’en plus finir. Ils prennent le risque de se décrédibiliser.
Stephen Harper a joué avec le feu lorsqu’il a insinué devant la presse, dans les premiers jours de la campagne, que Mme Wynne faisait un mauvais travail. « Je vais souligner ce qu’un haut fonctionnaire m’a dit lorsque j’ai pris le pouvoir [en 2006]. Il a dit : « Vous aurez vos meilleures relations avec les premiers ministres qui feront un bon travail dans leur province » », a déclaré le chef conservateur.
Et Kathleen Wynne de répondre que « l’Ontario a besoin d’un nouveau gouvernement fédéral avec lequel travailler », accusant au passage les conservateurs de « jouer à des jeux politiques au lieu de travailler avec les provinces dans le meilleur intérêt des gens de ce pays ». Elle a aussi qualifié d’« obstruction » et d’« affront » le refus d’Ottawa d’aider la province à mettre sur pied son propre régime d’épargne-retraite.
La tranchée est creusée.
Guerre sans issue
Or, à 74 jours d’un scrutin, M. Harper a très peu à gagner d’une guerre totale avec sa rivale ontarienne. Une guerre sans issue qui pourrait faire perdre aux conservateurs des votes précieux dans la province la plus populeuse où ils doivent absolument bien performer s’ils espèrent obtenir un quatrième mandat aux Communes.
D’autant plus que M. Harper a bien des fronts à surveiller. L’Alberta n’est plus le terreau fertile qu’elle était jadis pour sa formation. Et là aussi, le chef conservateur a joué avec le feu – certains diront même qu’il s’est brûlé le bout du nez – lorsqu’il a qualifié de « désastre » l’élection du gouvernement néo-démocrate de Rachel Notley.
Avec les néo-démocrates de Thomas Mulcair un peu devant et les libéraux de Justin Trudeau un pas derrière, une parole mal placée de Stephen Harper pourrait s’avérer coûteuse.
Il y a aussi un risque important pour Kathleen Wynne.
Que fera la chef libérale à Queen’s Park si, malgré ses manœuvres et ses prières, les conservateurs reprennent leur place sur les banquettes du pouvoir aux Communes – ne serait-ce que pour un mandat minoritaire? Quelle légitimité lui resterait-il pour aller à Ottawa demander son dû? Qu’arriverait-il aux grands projets d’infrastructure dans la province qui requièrent du financement fédéral? Quel serait le prix à payer pour les contribuables?
Mme Wynne agit-elle dans le meilleur intérêt de sa province, comme elle le dit, ou joue-t-elle le tout pour le tout dans le seul intérêt de sa troupe?
Les Ontariens pourront en juger après le 19 octobre.
Jouer la neutralité
Fait intéressant : plusieurs politiciens aux allégeances bien assumées ont choisi la neutralité à l’approche du scrutin fédéral. C’est le cas notamment du maire Jim Watson, à Ottawa. Il est libéral. Tout le monde sait qu’il est libéral. Ses élans partisans lui ont même valu quelques escarmouches avec des conservateurs de sa région dans le passé.
Qu’à cela ne tienne, M. Watson a décidé de se garder une petite gêne.
Le maire d’Ottawa a sûrement, dans son for intérieur, une préférence pour le Parti libéral. Mais il a aussi, dans sa ville, un grand chantier ferroviaire que les conservateurs ont promis de financer à hauteur de 1 milliard $. Et combien d’autres projets encore, à deux ans du 150e anniversaire de la Confédération canadienne.
Alors qu’il soit d’accord ou pas avec les politiques du gouvernement sortant, qu’il soit personnellement satisfait ou pas du choix des électeurs cet automne, M. Watson doit démontrer sa capacité à travailler en équipe avec ses interlocuteurs provinciaux et fédéraux. Ses commettants l’en remercieront.
Les Canadiens sont patients. Mais il leur arrive de punir très sévèrement leurs élus qui encouragent la division. On l’a vu en Alberta. On l’a vu lors des dernières municipales ontariennes.
C’est le risque que prennent Stephen Harper et Kathleen Wynne.