Comment écrire les révolutions?

La place Tahrir lors du Printemps arabe en 2011 à Caire en Égypte. Crédit image: Mona, CC BY 2.0 , via Wikimedia Commons

Chaque samedi, ONFR+ propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, place à la littérature avec l’autrice Monia Mazigh.

[CHRONIQUE]

J’étais encore à mes premières années d’université à Tunis quand j’ai fait la découverte de Tracy Chapman, sa musique engagée et ses cordes vocales profondes et changeantes. À l’époque, je ne comprenais pas toutes les paroles de sa chanson « Talkin’ Bout A Revolution », mais avec le timbre chaud de sa voix et quelques mots en anglais glanés par ici et par là, je devinais que Tracy Chapman parlait du peuple, des pauvres qui chuchotent et veulent le changement et des « tables qui allaient tourner ».

Une chanson prémonitoire pour le printemps arabe qui allait déferler sur les rives méditerranéennes en commençant par le sol tunisien et un peu plus loin dans la capitale cairote de l’Égypte. Le peuple qui est sorti réclamant le changement. Des moments historiques. Des moments qui s’inscrivent dans les bouleversements sociaux qui emportent tout sur leur passage : dictateurs, corrompus et surtout les vies de jeunes personnes qui sont sorties pour faire la révolution.

Bien évidemment, Tracy Chapman est une compositrice afro-américaine dont l’art, l’histoire et le vécu se sont inévitablement imprégnés de la lutte des droits civiques des Afro-Américains aux États-Unis. Elle a pu naturellement trouver les mots et les métaphores exacts dans sa chanson pour parler de « révolution ».

Mais qu’en est-il des autres?

Quand je me suis décidée à écrire mon roman Du pain et du jasmin en 2014, quelques années après la révolution du jasmin de 2011, je ne savais pas comment m’y prendre. Comment parler de changement quand les gens se sont presque habitués à la dictature? Comment décrire les révolutions quand on ne les a pas vécues? Pourquoi certains d’entre nous embarquent-ils dans le train des révolutions alors que d’autres choisissent de l’observer passivement et que même certains refusent de le voir passer?

Je viens de terminer la lecture d’une nouvelle par Leila Aboulela. C’est une romancière d’origine soudano-égyptienne qui vit en Écosse. Elle écrit en anglais, mais plusieurs de ses livres ont été traduites en français comme Minaret, La traductrice, Lyrics Alley, etc. L’écriture de Leila Aboulela me fascine, car elle traite à la fois de sujets familiers, mais aussi étrangers et nouveaux.

Quand j’ai lu son roman Minaret, je ne connaissais rien du Soudan. De sa politique, des habitudes des Soudanais, etc. Leila Aboulela m’en a fait la découverte : l’élite de la classe politique cloîtrée dans leurs tours d’ivoire loin des problèmes quotidiens du peuple. La violence des putschistes qui exécutent sans merci quand la révolution éclate et bien sûr la fuite de ceux qui autrefois étaient les privilégiés, chassés du pouvoir pour s’établir dans les capitales occidentales comme Londres.

Mais Leila Aboulela ne prend pas parti, ni des pauvres ni des riches. Elle ne prône pas le « retournement des tables ». Tout ce qu’elle fait, c’est nous prendre délicatement par la main et nous immerger dans ce monde de mots, d’images et de personnages attachants. Le personnage d’une jeune fille, autrefois gâtée, qui au départ ne nous inspire aucune sympathie, mais qui graduellement tombe en déchéance. Elle perd sa famille, elle perd ses amours, elle perd ses anciens repères et en découvre des nouveaux.

Dans sa plus récente nouvelle, « Lève-toi », Leila Aboulela raconte l’histoire de deux sœurs : Dunia l’aînée et Nada, la narratrice. Deux sœurs qui vivent au Caire, l’une mariée, et l’autre célibataire travaillant comme haut cadre dans une boite d’informatique.

Deux sœurs qui de prime abord sont très attachées l’une à l’autre surtout après le décès de leurs parents. Dunia, qui protège Nada, qui n’est pas toujours d’accord avec les choix amoureux de sa sœur aînée, mais qui la regarde encore avec des yeux d’admiration. Deux sœurs appartenant à une classe moyenne éduquée, détachée de la pauvreté et des luttes sociales. Deux jeunes femmes qui veulent réussir chacune à sa façon.

Leila Aboulela choisit un incident qui viendra faire éclater la bulle dans laquelle ses deux jeunes femmes se sont inconsciemment enfermées. En réalité, il y a deux incidents. Il y a l’incident personnel qui amorce la rupture, mais il y a les bruits qui courent autour de la révolution « Talkin’ Bout A Revolution » comme, dirait Tracy Chapman. Ces mêmes chuchotements et ces murmures que Nada va écouter dans la salle d’attente chez le mécanicien alors que sa voiture est réparée. La femme du mécanicien, dont le ventre bombé et plein par la nouvelle vie qui s’y construit, va représenter l’image de la femme qui choisit le changement, celle qui n’a pas peur d’aller sur la place publique au Tahrir square pour demander le départ du dictateur. Et Nada qui est obnubilée par cette femme, mais qui hésite face à ses appels à la révolution.

Nada qui ne comprend pas la révolution et qui demande l’avis de sa sœur. Celle-ci, fâchée par l’incident, ne veut plus répondre aux messages et appels de sa sœur. Elle se mure dans son silence. Elle n’aime pas la révolution. Elle s’en fiche. La sororité craque. Il y a celle qui embarque et celle qui refuse. Il y a le peuple qui sort dans les rues, celui qui regarde par les fenêtres et celui qui se lamente sur le futur en idéalisant le passé.

Leila Aboulela dans sa nouvelle a eu la force des mots et des images pour représenter cette cassure de la société. Ces deux sœurs qui pourtant nous paraissaient tellement proches l’une de l’autre, complices d’un secret commun, n’ont pas pu résister aux forces extérieures. Ce qui semble au départ un incident familial presque anodin devient le point de départ d’une révolution qui prendra tout le monde par surprise et la faille qui s’élargit pour engouffrer celles qui choisissent d’y sauter alors que les autres, comme Dunia, choisissent tout simplement de s’en éloigner.

Dans mon roman, Du pain et du jasmin, j’ai choisi l’amitié entre deux femmes : Nadia et Neila. Deux personnages féminins pour faire tisser le récit d’une révolution. Celle qui part, Nadia, et celle qui reste, Neila. Celle qui évolue dans le présent et celle qui se colle au passé. Celle qui brise les normes sociales au risque de devenir un paria et celle qui rentre dans les moules pour devenir un simple numéro, une autre personne à rajouter sur les registres civils.

Que ce soit Tracy Chapman, Leila Aboulela ou moi-même, chacune de nous parle à sa manière de ces révolutions qui fascinent, tuent, « font tourner les tables » ou qui séparent des liens, amitié ou sororité, qui un jour paraissent vigoureux, presque imbattables et le lendemain bien vulnérable.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position d’ONFR+ et du Groupe Média TFO.