Au côté de Monia Mazigh, la table ronde rassemblait Angèle Bassolé-Ouédraogo, Monia Mazigh, Marie-Célie Agnant, Tanella Boni et Andrée Lacelle. Crédit image : Gabriel Osson

Chaque samedi, ONFR propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, place à la littérature avec l’autrice Monia Mazigh.

[CHRONIQUE]

OTTAWA – Lors du Salon du livre afro-canadien d’Ottawa, j’ai eu la chance et le privilège d’animer une table ronde intitulée Du silence à la parole, avec quatre femmes poètes et autrices venues de l’Ontario, du Québec et de la Côte d’Ivoire.

Marie-Célie Agnant, Angèle Bassolé-Ouédraogo, Tanella Boni et Andrée Lacelle ont toutes quatre un parcours littéraire fascinant et une œuvre tout aussi intéressante, riche, que foisonnante. Elles se sont retrouvées le temps de cette table ronde où l’intime a frôlé le public et où on a pu les entendre parler et réfléchir sur leur silence, leur décision souvent dangereuse de prendre le crayon ou les mots et d’écrire les défis de tenir cette parole.

Angèle Bassolé-Ouédraogo a parlé de son admiration pour son défunt frère qui l’a encouragée à publier son premier poème écrit sur Nelson Mandela, publié dans le magazine Jeune Afrique. Un magazine que j’ai moi-même beaucoup feuilleté et lu, encore adolescente, dans ma Tunisie natale. Mais encore faut-il préciser que ce poème a été publié sous un nom de plume, de peur de se faire connaître, de peur de ne pas être prise au sérieux. Ce fameux syndrome de l’imposteur qui nous suit, nous les femmes, toujours et encore.

Andrée Lacelle a raconté ses frustrations de jeune femme poète qui écrit différemment de ses contemporains masculins, ainsi que les critiques et incompréhensions qui dérangent comme des épines qui s’accrochent à nos doigts, à peine visibles à l’œil nu mais tellement embêtantes.

Il faudra beaucoup de patience, des années plus tard, pour que les écrits de Lacelle soient lus et reconnus pour ce qu’ils sont : des écrits à part entière.

Pour Tanella Boni, autrice de Côte d’Ivoire, c’est le silence qui la berce depuis son enfance. Une enfance où l’autrice ne sent pas le besoin de parler ou parle très peu. Quand elle commencera à écrire et vouloir parler à sa manière, elle sera reçue par un certain dédain ou tout simplement ignorée. Il faudra une certaine reconnaissance à l’étranger, puis un retour au pays, pour être un peu prise au sérieux ,mais toujours avec des obstacles, des moues de doute et toujours plus de travail et d’acharnement par toutes ses femmes pour continuer leur chemin et être reconnues amplement pour leur talent.  

De gauche à droite : Angèle Bassolé-Ouédraogo, Monia Mazigh, Marie-Célie Agnant, Tanella Boni et Andrée Lacelle. Source : page Facebook de Mosaïque interculturelle

Dernièrement Mme Boni, qui est également professeure de philosophie, a publié Sans parole ni poignée de main, un roman entre le polar, l’essai et le journal intime. Un récit pour dire les maux ivoiriens comme la délation, la catastrophe écologique en sourdine et la violence ambiante. Un livre qui met en valeur les idées féministes de l’écrivaine comme le courage et la solidarité féminine.

Marie-Célie Agnant est quant à elle une conteuse née. Même son parcours artistique s’apparente à un conte avec des anecdotes qui ne le rendent pas moins exceptionnel et riche. Toujours la femme qui dérange ou la femme qu’on ignore. Alors que la femme créatrice, accoucheuse de mots et de métaphores, courageuse et résistante, on a moins envie de l’admettre dans les « cercles » et d’en dépeindre le portrait. Chez Mme Agnant, le silence n’existe même pas. Ce n’est pas une option.  C’est la parole qui prend le dessus, qu’elle soit entendue ou non.

J’ai beaucoup réfléchi après cette table ronde. Une façon de continuer la conversation dans ma tête. Je me rappelle comment Andrée Lacelle a évoqué son combat d’autrice francophone dans un milieu anglophone. Un défi que beaucoup d’entre nous oublient quand nous sommes en écriture en nous comparant aux « autres ». Les « autres », c’est le reste de la francophonie au Québec et dans des pays à majorité francophone.

À contre-courant pour défier l’assimilation

Nous oublions que nous nageons à la fois avec le courant pour ne rien perdre de ce qui se passe dans le monde francophone, mais aussi à contre-courant pour défier l’assimilation et, par conséquent, à maintes reprises on se croit en train de faire du sur-place. Comme si tous les efforts pour avancer étaient annulés par ces forces extérieures qui essaient de nous envahir ou tout simplement de nous ignorer.

Née aussi en Côte d’Ivoire, Angèle Bassolé-Ouédraogo nous a rappelé que, dans sa thèse de doctorat, elle avait insisté pour travailler sur une analyse sociocritique de la poésie des femmes africaines. C’est un geste féministe et de résistance pour que des voix comme celles de Tanella Boni et son écriture ne soient pas marginalisées, lues par les nouvelles générations. C’est justement dans ce même sens qu’Angèle Bassolé-Ouédraogo a écrit Les Porteuses d’Afrique, un recueil à la mémoire des femmes africaines effacées de la mémoire populaire et des curriculums et qui se donnent aujourd’hui pour objectif de conquérir l’espace audible et intellectuel.

Femmes des terres brûlées de Marie-Célie Agnant est aussi un recueil ancré dans cette littérature postcoloniale qui dénonce la pauvreté, la corruption, l’injustice de ces terres natales mais aussi le racisme et la discrimination vécues dans les terres d’adoption. Un dilemme entre l’ici et le là-bas, toujours coincé entre la nostalgie de l’ancien amour et le désenchantement du nouveau.

Et si on ose prétendre que tout cela est bel et bien chose du passé et que nous vivons dans un monde où la parole, en particulier celle des femmes, a été libérée, il faut juste se rappeler qu’il y a quelques semaines à peine le co-fondateur du magazine Rolling Stone, Jann Wenner, en entrevue au New York Times, a dénigré la contribution des femmes autrices-compositrices-interprètes dans le monde du rock and roll. Dans son récent livre intitulé The Masters, il a explicitement choisi de n’inclure que la biographie d’hommes blancs.

Pour justifier cette exclusion, il a déclaré qu’« aucune d’entre elles ne s’exprimait de manière suffisamment structurée intellectuellement et que les musiciens noirs, Stevie Wonder notamment, ne s’exprimaient pas au niveau de Pete Townshend ou de Mick Jagger ».

On aurait pensé une déclaration des siècles derniers, et pourtant, elle reflète un état d’esprit malheureusement encore présent qui confine les femmes autrices à un silence même quand elles prennent la plume et même quand elles refusent ce silence dans lequel on les a emmurées depuis longtemps.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position d’ONFR et du Groupe Média TFO.