Chronique Miville Frenchplainer
Le militantisme et la diplomatie, deux côtés d’une même médaille, selon Serge Miville, recteur de l'Université de Sudbury. Crédit image: Rudy Chabannes

[CHRONIQUE]

Chaque samedi, ONFR+ propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine,  la blogueuse et activiste du Nord de l’Ontario, Isabelle Bougeault-Tassé.

Revendiquer le français en Ontario est un geste politique. Le français est le cri de cœur d’un peuple de gueule, épris par la magnifique poésie de cette langue qui dit notre fougue, notre liberté et notre espoir dans un bout du pays où le parler exige la lutte au quotidien. Mais si revendiquer le français en Ontario est un geste politique, raconter l’Ontario français en anglais l’est aussi. 

Pratique commune chez les Franco-Sudburois, le Frenchsplaining est l’art de raconter la francophonie à un public anglophone, et ce, souvent en bilinguish, une langue ponctuée par le français et l’anglais. 

C’est un art que je pratique depuis la Résistance de 2018, ayant manifesté mes premières prises de parole comme Franco-Ontarienne dans une langue partagée avec Rupi Kaur, Elamin Abdelmahmoud et Joshua Whitehead. No regrets

Mais ce n’est pas une stratégie qui fait l’unanimité. 

Raillées par les puristes francos, ceux qui souhaiteraient parler « la langue de Molière », cette langue immuable, les manifestations du Frenchsplaining sont rarement tolérées – ou bien on dénonce, ou encore, on « anglosplique », c’est-à-dire qu’on devient apologiste du fait anglais. Mais, comme le souligne l’artiste franco-sudburois Alex Tétreault, « les puristes de la langue passent à côté de beaucoup de belles choses en dénonçant l’utilisation de l’anglais ».

Un impératif politique, le Frenchsplaining, c’est de la survivance – après tout, les Franco-Ontariens sont ceux dont « English Canada forgot. » « Un peuple vivant oublié – ignoré. » Des « invisibles » qui habitent l’ombre de la conscience anglophone de cette vaste province. Des communautés faciles à rayer d’un budget, d’un coup de plume, quand les temps sont durs.

« Nous vivons en communauté avec la société majoritaire et avons des liens auprès d’eux au quotidien », souligne Serge Miville, recteur et vice-chancelier à l’Université de Sudbury. Chercheur en histoire franco-ontarienne, M. Miville donne corps aux ambitions d’une université franco-ontarienne dans le Nord par le biais de textes universels, cherchant à tisser des liens avec la majorité anglophone. 

« Le militantisme et la diplomatie sont deux côtés d’une même médaille, et c’est ainsi, par exemple, qu’on a réussi à renverser le Règlement 17 », poursuit-il. « Partager notre culture, nos aspirations et notre vision du monde permet non seulement de sensibiliser (la majorité) sur nos réalités et nos objectifs, mais nous permet de contribuer à la réalisation de nos projets de société. » 

Selon Kyla Heyming, septième poète officielle du Grand Sudbury, qui pratique son art dans les deux langues, rejoindre un public anglophone nous permet également des horizons plus vastes.

« J’ai commencé à écrire en bilingue pour certains de mes poèmes. Ce sont devenus mes poèmes préférés – les francophones adorent qu’ils puissent suivre l’entièreté du poème, et les anglophones apprécient de découvrir davantage une nouvelle culture. »

Une stratégie qui rappelle à l’Ontario français ces « francos perdus »

Ce serait pourtant une erreur de croire que le Frenchsplaining est uniquement centré sur la séduction de l’anglophonie ontarienne et canadienne. C’est aussi une stratégie qui rappelle à l’Ontario français ces francophones qui, pour plusieurs raisons, ne parlent plus le français ou souffrent d’une insécurité linguistique accaparante. Des « francos perdus » qui, malgré qu’ils soient porteurs des blessures linguistiques de leurs parents et grands-parents, revendiquent toujours fièrement leurs racines : « I’m not French – but my grandmother was. » 

Pour ce faire, il faut parler leur langue – soit l’anglais, soit le bilinguish (communément appelé le franglais ou le frenglish), un mécanisme clé du Frenchsplaining. Alliénés par leur insécurité linguistique et la prétendue imperfection de leur langue, ces Franco-Ontariens sont parfois même la cible du mépris latéral de la part de ceux qui exigent une maîtrise du français souvent inatteignable. 

C’est une réalité à laquelle la poète Kyla Heyming a dû faire face. 

« J’ai travaillé fort pour devenir fière de MON français, développer une sécurité linguistique pour mon accent et mes expressions au lieu d’une insécurité par rapport au « bon » français », explique-t-elle. « C’est l’une des raisons pour laquelle je n’écrivais pas souvent en français dans mes débuts comme poète. J’écrivais comme je parlais, en insérant des mots anglais ici et là lorsque mon cerveau n’était pas aussi rapide que ma bouche, en utilisant des expressions connues et créées dans ma famille, en écrivant dans mon accent. »  

Pour l’artiste Mimi O’Bonsawin, le frenglish est source d’authenticité, une articulation de son unique culture à la fois franco-ontarienne et abénaquise, comme en témoigne son album Elle danse, ainsi que son album Willow, qui doit sortir en 2023. 

« Pour moi la francophonie est un peu différente. J’ai toujours parlé le frenglish chez nous. On mélange des mots… on dit des mots anglais avec un accent français. C’est vraiment ma culture et ma famille », dit-elle. « Quand ça vient à ma musique, j’ai trouvé que c’était plus facile pour moi de m’exprimer en anglais… jusqu’à maintenant. Je vis maintenant dans les deux mondes et je compose des chansons frenglish – une réflexion authentique de ma culture et ma communauté. »

Une langue imaginaire, brute et fine, parlée en prise de parole

Homme de théâtre, Alex Tétreault comprend bien cette langue apostrophée – et souhaiterait qu’on la défende. 

« Si j’écris parfois en anglais ou en franglais c’est parce que c’est comme ça que les gens autour de moi parlent, que je parle », explique l’auteur de la récente épopée Nickel City Fifs, une lettre d’amour écrite en franco-sudburois, aux communautés queer et francophone du nord.  

« Le français normatif ne reflète pas ma réalité donc je n’ai pas envie de me limiter à son usage dans ma pratique. Pourquoi donc diluer ma langue, mon accent et ma culture pour rentrer dans un cadre de « bon français », un français prescriptif et rigide qui ne me ressemble pas? Les deux langues peuvent cohabiter paisiblement dans ma bouche, l’une n’enlevant rien à l’autre, mais plutôt créant quelque chose de nouveau. »

Cette création du nouveau, c’est une langue imaginaire, brute et fine, parlée en prise de parole par des raconteurs qui cherchent à mettre en lumière leurs collectivités. Le Frenchsplaining et le bilinguish, c’est de donner à l’Ontario français un outillage qui nous permet une influence sur notre destinée, de rappeler à nous ceux qui ont perdu la langue, ou bien ceux qui l’ont dans leurs poches, question de se dire et se revendiquer, de se tailler une place d’envergure dans la mosaïque ontarienne. 

Pour assurer l’immortalité du français en Ontario, il faut Frenchsplainer. Il faut partager nos récits, nos réalités, nos luttes, nos rêves. 

Dans notre langue – et celle de la majorité. 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position d’ONFR+ et du Groupe Média TFO.