La Maison de la francophonie de Toronto au bord de l’effondrement sans aide rapide du fédéral
TORONTO – Le projet torontois de Maison de la francophonie se situerait à un moment déterminant de son histoire. Un site au centre-ville a été trouvé depuis plusieurs mois mais l’argent escompté du gouvernement fédéral, financeur majoritaire, tarde à être débloqué, risquant de compromettre l’ensemble du projet.
Dans un courrier adressé à ses partenaires, dont ONFR+ s’est procuré une copie, les porteurs du projet révèlent que « la Maison n’a jamais été si proche de se concrétiser ou de s’éteindre ». Ils sont prêts à acheter un édifice au centre-ville mais les promoteurs – qui leur réservent ce bâtiment depuis décembre 2019 – seraient sur le point de perdre patience.
En devenant propriétaire des lieux, la Maison de la francophonie pourrait faire bénéficier à de nombreux organismes des loyers à tarif avantageux, leur évitant de se délocaliser d’un centre-ville devenu inabordable et mettant à mal les services et activités en français.
Plusieurs d’entre eux sont prêts à s’engager ou réfléchissent sérieusement à le faire, incluant une garderie, la Société économique de l’Ontario, une association de femmes immigrantes francophones, une agence de consultation en services de santé et Franco Queer, un regroupement de la communauté LGBTQ.
Or, les financements publics attendus n’ont toujours pas été acheminés, faisant craindre un nouvel échec. Par cinq fois, la Maison de la francophonie a raté le coche au cours des dernières années. À chaque fois, le même scénario : un site trouvé, les gouvernements sensibilisés et les partenaires locataires décidés à emménager, mais les fonds n’arrivent pas à temps en dépit des engagements politiques.
De passage à Toronto en 2016, le premier ministre Justin Trudeau s’était publiquement montré ouvert au projet, au micro d’ONFR+, indiquant le confier à sa ministre des Langues officielles. Mélanie Joly avait par la suite confirmé cet intérêt fédéral auprès des membres du comité de la Maison de la francophonie mais ces engagements politiques n’ont pas été réaffirmés dans le contexte des dernières élections fédérales, ce que regrette l’avocat Kip Daechsel, membre du comité.
« On a demandé à genou (…). Elle (Mélanie Joly) nous a dit : « Non, on va attendre après les élections » » – Kip Daechsel
« On a demandé à genou à plusieurs reprises à la ministre un quelque chose de concret, tangible, qu’on puisse montrer à nos vendeurs. Elle nous a dit : « Non, on va attendre après les élections ». En le faisant, elle a sciemment mis de côté le projet », confie-t-il, craignant que les promoteurs rompent leur entente tacite avec la Maison dans les semaines à venir.
L’avocat franco-torontois décrit à présent un « jeu de ping-pong mortel » entre les fonctionnaires de Patrimoine canadien et le comité engagé dans une demande de financement liée au Programme d’appui aux langues officielles, conçu par le ministère des Langues officielles pour financer l’infrastructure communautaire.
Ce programme permettrait d’accéder à 12,4 millions de dollars, la plus grosse enveloppe nécessaire pour concrétiser à ce rêve communautaire vieux de quarante ans, mais les discussions s’éternisent.
Après un long silence radio tout au long de l’année 2020, le dialogue a repris avec les fonctionnaires l’hiver dernier. Confirmant que la Maison satisfaisait aux critères du programme, patrimoine canadien l’avait incitait à chercher d’autres bailleurs de fonds qui partageraient les coûts, ce qui a été fait.
Une nouvelle rencontre technique plus constructive s’est déroulée ce mercredi et une autre se profile la semaine prochaine mais, sans renouvellement de l’appui politique, le processus pourrait se prolonger encore dans les méandres bureaucratiques.
« Sans la détermination politique, la situation est critique », insiste M. Daechsel, qui pense que les promoteurs immobiliers pourraient se retirer avant la fin de l’année. « L’engagement du vendeur constitue une condition préalable essentielle à la réussite du projet. S’il doute de la capacité de la Maison d’obtenir le financement nécessaire, le projet au complet s’écroulera. N’ayant jamais été aussi proche du succès après toutes ces années de travail et de nombreuses tentatives, ce projet ne bénéficiera pas d’une solution de rechange », alertent les membres du comité dans leur courrier adressé à la communauté.
« La communauté a fait son devoir, maintenant c’est à Patrimoine canadien de faire le sien, à deux niveaux : fonctionnaire et politique », lance l’avocat. On est toujours dans les plans du promoteur mais il n’attendra pas au-delà de la fin de l’année. Il nous faut une confirmation solide qui nous permette de signer des documents contraignants. »
« On est dans un temps où on essaye de faire des choses qui n’engagent pas un prochain ministre » – une source proche de la ministre Joly
Une source haut placée du bureau du ministère des Langues officielles a indiqué à ONFR+ que le fait que le Conseil des ministres ne soit pas encore élu (depuis les dernières élections fédérales) rend toute prise de position politique délicate dans ce dossier.
« On est dans un temps où on essaye de faire des choses qui n’engagent pas un prochain ministre car c’est la prérogative du prochain premier ministre de laisser ou non le portfolio des langues officielles à Mme Joly. »
Cette même source s’est voulue rassurante, rappelant l’engagement libéral aux élections d’octobre d’assurer la vitalité des communautés de langue officielle en situation minoritaire en contribuant à la construction, à la rénovation et au réaménagement d’espaces éducatifs et communautaires. « Le budget de 2021 propose également de fournir 81,8 millions de dollars sur deux ans, afin d’appuyer la construction, la rénovation et le développement de ces espaces », ajoute-t-elle.
Les promoteurs immobiliers prêts à offrir un million de dollars
Selon les informations d’ONFR+, le bâtiment en question serait un édifice historique situé à quelques minutes de l’intersection Bloor-Yonge. Il offrirait une surface de 10 000 pieds carrés et ferait partie d’un parc immobilier plus vaste en cours d’aménagement.
Le financement fédéral, qui comprendrait 12,4 millions de dollars de Patrimoine canadien et 2 millions de dollars d’Infrastructure Canada, serait complété par de l’autofinancement (1 million) et un emprunt à court terme (1 million). Les promoteurs eux-mêmes, francophiles, s’engageraient à mettre la main au porte-monnaie en faisant don d’un autre million de dollars.
La participation de la province proviendrait d’Infrastructure Ontario, sous forme de prêt hypothécaire, sans implication du ministère des Affaires francophones. La Ville de Toronto, dont le maire John Tory s’est toujours déclaré enthousiaste à ce sujet, n’apporterait aucun financement au moment de l’achat mais pourrait contribuer par la suite sous forme d’allégement fiscal.
Ailleurs au pays, des modèles similaires de maisons de la francophonie ont vu le jour en grande partie grâce à l’appui politique dont elles ont bénéficié : Vancouver, Edmonton, Winnipeg, Calgary et, plus récemment, Ottawa se sont dotés d’une telle structure qui bénéficie aujourd’hui aux communautés francophones en situation minoritaire.