Crédit image: Édition l'Interligne et Montage Canva

Chaque samedi, ONFR+ propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, place à la littérature avec l’autrice Monia Mazigh.

[CHRONIQUE]

Les arts, le théâtre et la littérature, en particulier, ont toujours eu ce penchant éducatif, à la fois prétentieux, mais aussi terre à terre. Parler aux simples gens, leur enseigner les bonnes manières sans trop leur faire de moral, ni remplacer le dogme religieux dont plusieurs se méfient, à juste raison. Tel est le but de plusieurs auteurs, surtout de la renaissance, mais aussi contemporains.

Rappelons-nous nos classiques : Molière et son bourgeois gentilhomme, la Comtesse de Ségur et ses petites filles modèles Voltaire et son Candide, ou plus récemment les années d’Annie Ernaux, la mauvaise mère de Marguerite Anderson et la liste est longue. Mais dans cette littérature immense et diversifiée, il y a aussi des romans où la dénonciation de la bêtise, la méchanceté et l’ignominie humaine ne se fait pas directement ou selon la morale, mais à travers des chemins tordus et surtout intelligents. Et c’est là où réside toute la beauté des idées et des mots.

Parler du mal, lui creuser des sillons pour qu’il coule librement et disparaisse. Éclairer ce côté noir qui existe dans chacun de nous, le réveiller même, lui chatouiller les petits orteils pour le pousser à esquiver des petits pas et marcher dans nos âmes. Jouer avec le diable sans jamais l’épouser. Tel est le défi que certains auteur.es se sont engagés à entreprendre.

En lisant, L’aurore martyrise l’enfant, publié chez L’Interligne, de David Ménard, on comprend dès le départ qu’on est en train de lire une histoire triste. Une histoire macabre de meurtre, de souffrance et de cruauté. Une histoire inspirée de faits réels historiques.

Aurore, une fillette torturée par les sévices de sa belle-mère, Marie Anne Houde avec la complicité du père, Télesphore Gagnon. Une histoire qui s’est passée dans les années 1920 dans un Québec encore engourdi par la religion et enveloppée par les bras de l’Église catholique. Une histoire qui a choqué les consciences et l’imaginaire populaire. Une histoire qui fait peur aux enfants, souvent les victimes, mais aussi les adultes, souvent les bourreaux.

Mais David Ménard ne raconte pas l’histoire d’Aurore, l’enfant. À la place, il choisit de nous enfoncer graduellement dans la peau de la méchante belle-mère, celle qui fut autrefois une fillette. Une fillette qui aurait pu être cette « Aurore ». Devenir la victime. Le bourreau qui devient victime.

À travers des mots et des chapitres saisissants, David Ménard nous transporte dans la noirceur d’un Québec où la religion n’est jamais trop loin. Dans les mots, dans les gestes, dans l’épiation, dans la pauvreté et dans la misère. Les familles nombreuses. Les mères débordées, les pères alcooliques et les enfants livrés à eux-mêmes. Les enfants qui sont martyrs un jour et bourreau le lendemain.

Mais ce que j’ai bien aimé dans le livre de David Ménard, c’est le jeu avec les mots. La religion symbole de pureté et de bonté qui devient étouffante à chaque pas, à chaque regard, à chaque acte. Tout est enfer et tout est châtiment. L’emprise est totale.

Toute aussi suffocante sera l’emprise de l’imaginaire populaire : incriminer la marâtre, trouver le méchant dans « les autres », surtout quand c’est une femme d’une certaine classe sociale, mettre le couperet sur la tête du vilain quand toute la société grouille d’eux. Laver ses péchés dans ceux des plus vulnérables et s’en sortir flamboyant neuf comme si rien n’était.

Ici, il est intéressant de faire un petit clin d’œil aux faits réels. En 1921, une pièce de théâtre a été créée sous le titre de Aurore l’enfant martyre, qui sera jouée plus de 6 000 fois au cours des trente années suivantes. Des générations d’enfants québécois, surtout quand ils n’obéissaient pas leurs parents, ont grandi avec le spectre de se faire traiter d’ « Aurore » et de leur sinistrement rappeler le sort morbide de cette fillette.

David Ménard aime bien jouer l’avocat du diable. Ce n’est plus Aurore la martyre, mais plutôt Aurore, ou alors faut-il dire « horreur », qui martyrise l’enfant. Encore un jeu de mots. Encore une finesse que seule la littérature peut capter.

« S’imaginer la version de la méchante »

Je me souviens des années auparavant après avoir lu Les Frères Karamazov, dernier roman d’un de mes écrivains favoris, Fiodor Dostoïevski, prise d’un certain malaise. L’histoire que raconte Dostoïevski n’est pas anodine. Celle d’un père impudique et vulgaire et de ses trois fils et l’histoire du parricide commis par l’un d’eux. Que de plus aberrant et ignoble qu’un parricide. Les Grecs ont en parlé dans leur tragédie et mythe. Shakespeare y revient dans ses pièces. L’enfant qui tue le père. Le serf qui tue son maitre. L’homme qui se retourne contre son progéniteur, sa source même de vie.

Et pourtant, en lisant l’histoire telle qu’écrite par Dostoïevski, je me suis sentie toute proche du criminel plutôt que de la victime. Je voulais coûte que coûte que le crime soit parfait et que jamais que le fils ne soit découvert dans son acte affreux si répréhensible, devenu dans mes yeux de lectrice presque légitime. Le génie littéraire de Dostoïevski m’a ensorcelé.

Le temps d’une lecture, les dogmes si bien parfaitement alignés dans nos têtes se sont affaissés. Le mal devient le bien et le mal devient le bien. Le monde s’arrête.

Ce n’est pas pour rien que les frères Karamazov est considéré comme l’un des chefs-d’œuvre mondiaux de la littérature. Rendre le bourreau, victime ou aller au-delà de nos croyances et des normes établies par nos sociétés et poser les questions qui dérangent : qui est vraiment le bourreau et qui sont les victimes?

Des questions philosophiques, complexes et profondes auxquelles David Ménard essaie d’y répondre en choisissant de nous livrer l’histoire de la belle-mère au lieu d’Aurore, l’enfant martyre. Faire le chemin inverse. Remonter péniblement la pente au lieu de la dévaliser les escaliers en toute vitesse. S’imaginer la version de la méchante, devenir sa confidente, devenir celle qui la poursuit aux confins de son esprit et dans les moindres recoins de son souffle.

Une écriture simple et sophistiquée que j’ai beaucoup appréciée et qui m’ont fait connaitre l’un des crimes et le procès les plus sombres du Québec.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position d’ONFR+ et du Groupe Média TFO.