Lobbying contre le racisme systémique : les porte-parole francophones en retrait
Alors que les manifestations Black Lives Matter du printemps 2020 ont dénoncé avec force le fléau du racisme systémique, de la brutalité policière et des injustices raciales en Ontario, aucune organisation porte-parole francophone n’a pris le leadership pour apporter des solutions pragmatiques, demander des comptes aux décideurs politiques et veiller à ce que les changements réclamés trouvent écho dans une solide réforme du système.
La francophonie ontarienne, de par sa diversité, aurait pourtant un rôle important à jouer dans la défense et la représentation des minorités raciales, conviennent plusieurs observateurs.
D’un côté, l’émotion, des citoyens qui réclament des changements. De l’autre, le pouvoir, des gouvernants qui choisissent ou non d’agir, plus ou moins vite.
C’est en substance le portrait de la situation qui a accouché de microchangements dans la lutte contre le racisme en Ontario. Depuis les manifestations de 2020, la Coalition des Noirs francophones de l’Ontario (CNFO), et l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO), les deux principales structures porte-parole des francophones provinciaux sur le dossier, suscitent pourtant beaucoup d’attentes.
Indiquant ne pas être le porteur des dossiers politiques reliés à l’inclusion, l’AFO renvoie la balle à la CNFO. « Notre rôle dans ce dossier est d’être un modèle en termes d’inclusion et d’outiller ses membres à le devenir », tient à préciser son directeur général Peter Hominuk.
De son côté, la Coalition des Noirs francophones de l’Ontario, créée en 2018, indique ne pas être prête à se lancer dans un tel rapport de force avec les paliers provincial et fédéral, et n’a provoqué aucune rencontre avec les principales villes ontariennes dont les arbitrages budgétaires sont remis en cause par les populations racisées.
« Nous en sommes qu’à nos débuts », justifie la présidente de la CNFO, Julie Lutete. « On est en train de renforcer notre structure de gouvernance. Rencontrer les décideurs politiques est dans notre plan stratégique, mais on attend que la Coalition soit plus officielle. »
Son organisme aurait eu des rencontres avec le Secrétariat fédéral de lutte contre le racisme, qui dépend du ministère fédéral du Patrimoine canadien, mais ne fait partie, à l’heure actuelle, d’aucun comité ni d’aucune table de décision en province.
Crise raciale : « Nous avons manqué le train »
« Ces organismes francophones porte-parole ont pris le problème à la légère », considère Jean-Marie Vianney, fondateur et ancien président de la CNFO. « Nous avons manqué le train. On n’a pas su embrasser le momemtum en définissant clairement ce qu’on voulait et en le demandant aux gouvernants. C’est un échec pour les deux (AFO et CNFO) et une mauvaise lecture de leur mandat. »
« La communauté francophone n’est pas dans le même courant de changement que le reste de la société », observe Léonie Tchatat, directrice générale de La Passerelle-IDÉ et auteure d’un rapport commandé par l’AFO qui avait pour ambition de « forger la cohésion dans la diversité ».
« L’AFO aurait dû s’adresser au gouvernement », réagit-elle, « mais je ne sais pas si elle assez équipée pour représenter cet enjeu. Ils en sont à faire des formations structurelles pour comprendre ce qu’est le racisme ».
Dans ce rapport antérieur à la crise raciale de 2020, une synthèse des consultations des minorités raciales mettait déjà en lumière la nécessité d’un leadership francophone inclusif, mais ce leadership n’a pas émergé pour porter le vent de changement réclamé par les manifestants.
« Ce rapport n’est pas allé aussi loin que j’aurais voulu », glisse Mme Tchatat, « et je ne suis pas au clair avec la direction qu’il prend car pas je n’ai pas eu l’occasion de défendre ses orientations. On est en train de perdre un momentum très stratégique ».
« Les organismes comme l’AFO ont failli à leur mission », dit M. Vianney qui perçoit une « certaine complaisance de leadership, une volonté d’obstruer les enjeux raciaux par l’aspect culturel. Il faut mettre dans la tête des gens que les Noirs sont aussi une force économique. Sans nos enfants plusieurs écoles fermeraient ».
Aux Noirs de « prendre leur destin en main »
Dans ces conditions, Mme Tchatat pense que c’est aux Noirs de « prendre leur propre destin en main sur les enjeux raciaux et de ne plus accepter ce qui est inacceptable. Il y a du talent et des leaders, mais il manque une concertation commune pour définir les stratégies pour avancer. On a longtemps été divisés par l’extérieur qui ne veut pas voir cette communauté s’organiser ».
« On n’avait pas conscience de notre pouvoir, mais ça va changer », est-elle persuadée. « Depuis les manifestations, notre société a été éveillée. Dénoncer le racisme lui fait du bien. Ce qui était une peur va devenir une responsabilité. »
« Si les Noirs veulent que ça change pour eux, c’est aux Noirs de s’asseoir et de travailler ensemble et faire des recommandations au gouvernement pour qu’il daigne reconnaître et changer les vices de son système », insiste Fété Kimpiobi. « On a réussi à produire des individus, des singularités, mais il est temps de donner un coup de pouce au collectif. »
La directrice générale de Solidarités des femmes et familles immigrantes francophones de Niagara/Hamilton (Sofifran) salue l’éveil des jeunes descendus dans les rues et croit qu’il faut profiter de cet élan : « Ils ont compris que le changement commence par eux-mêmes et attiré l’attention. C’est fantastique. On doit maintenant dépasser la protestation et développer une communauté puissante qui agit dans le sens de ses propres intérêts pour se faire entendre, car la meilleure façon de casser un système, c’est de changer les lois. »
Malgré son retard à l’allumage, la CNFO ambitionne toujours d’être la voix des Noirs francophones de la province, mais « ça prend beaucoup de promotion pour que tout le monde nous connaisse et il nous faut des moyens pour suivre et accompagner les gens qui subissent le racisme », explique la présidente Lutete.
La première assemblée générale (le 26 février), l’installation d’un bureau administratif et l’apport de personnel pourrait accélérer le positionnement de l’organisme d’ici le mois d’avril. « On va être dans un comité temporaire 3-4 fois par an avec Patrimoine canadien sur l’enjeu du racisme systémique et on veut cette même relation au niveau provincial et municipal », affirme Mme Lutete.