Protection du français : l’insécurité linguistique plus dangereuse que le « franglais »
OTTAWA – Dans l’imaginaire collectif, la langue française glisse sur une longue pente qui la mènera éventuellement à sa perte. Mais visons-nous la bonne cible lorsque nous pointons le langage parlé des jeunes, les anglicismes ou le franglais? Rien n’est moins sûr lorsque nous regardons la situation d’un point de vue sociolinguistique.
Partout au pays, le déclin du français est vu comme un constat indiscutable. Récemment encore, de nouvelles données de Statistique Canada montraient une certaine diminution du nombre de locuteurs unilingues francophones et du pourcentage de population bilingue en Ontario. En 2022, un sondage Ipsos commandé par Radio-Canada révélait que plus de 60 % de la population franco-ontarienne estimait que le français était en déclin.
Mais lorsqu’on parle de « déclin », on omet souvent de définir le terme. Parle-t-on du nombre de locuteurs, du poids démographique, de la qualité de la langue parlée ou écrite ou de l’accès aux services en français? Tous ces aspects méritent une analyse qui va au-delà de l’impression ou de la lecture de données démographiques.
ONFR+ s’est entretenu avec la professeure éminente et directrice du laboratoire de sociolinguistique de l’Université d’Ottawa, Shana Poplack, et la coordonnatrice de la recherche du labo, Nathalie Dion. Leur travail consiste à remettre la langue dans son contexte social.
Selon elles, c’est un mythe de croire qu’il existe un « bon » français. Nathalie Dion précise : « On a étudié 164 grammaires publiées de 1530 à nos jours. Et on se rend compte que les grammairiens ne sont pas d’accord les uns avec les autres. Que ce qui est « correct » ou pas n’est vraiment pas clair. »
Le français vernaculaire, c’est-à-dire celui qui est parlé dans la communauté, possède ses propres règles, souvent non écrites et plus stables que celles du français prescriptif. Il s’agit d’une autre variété de la langue, qui s’apprend par mimétisme. C’est pourquoi un enfant qui entre à l’école est déjà capable de construire des phrases à l’oral.
Anglicismes et alternances de codes
Selon les sociolinguistes, un autre mythe est de croire que les anglicismes ont la capacité de détruire la langue réceptrice. S’ils accrochent l’oreille, ils représentent pourtant moins de 1 % des mots utilisés par les francophones, selon leurs travaux. « On peut vous assurer que non seulement ces mots-là sont très peu fréquents quand on les compare avec les mots qui ne sont pas empruntés à l’anglais, mais en plus, les mots d’origine anglaise sont très vite convertis à la structure de la langue française. »
Par exemple, lorsqu’on utilise un anglicisme pour un verbe, ce dernier sera conjugué en français. Les chercheuses ont comparé l’utilisation d’anglicismes dans différentes communautés bilingues, par exemple avec les dyades tamoul-anglais ou espagnol-anglais, et y ont observé la même convention.
ONFR+ a également questionné trois jeunes impliqués auprès de la Fédération de la jeunesse franco-ontarienne (FESFO). La vice-présidente du conseil exécutif, Haïfa Zemni, commente le français parlé de sa génération : « On utilise certains mots anglais lorsqu’on parle, mais ce n’est pas parce que la qualité de notre langue est moins bonne. […] Je crois que c’est plus commun maintenant parce que l’anglais prend plus de place dans notre vie. Mais ça a toujours existé. »
Il faut faire la distinction entre les anglicismes et l’alternance de codes, une façon de parler très courante dans les communautés bilingues, mais aussi très détestée par ses détracteurs. Il s’agit du fait d’alterner entre les deux langues lors d’une même conversation, voire d’une même phrase.
Or, l’ajout de séquences en anglais ne signifie pas que les interlocuteurs perdent leur français, bien au contraire. Shana Poplack explique : « Ça requiert une habileté bilingue énorme pour penser tout le temps à la syntaxe des deux langues simultanément et trouver la place où c’est OK d’insérer une petite séquence en anglais, sans enfreindre les règles grammaticales ni d’une langue ni de l’autre. »
« L’alternance est une stratégie qui est unique aux bilingues. Et c’est une chose qui existe partout dans le monde. Elle n’est aucunement limitée au Canada ni au contact français-anglais. C’est une stratégie supplémentaire dont les bilingues disposent pour être plus expressifs. » – Shana Poplack
L’amalgame entre l’alternance de codes et l’utilisation d’anglicismes est souvent associé aux jeunes et appelé le franglais au sein de la population. Le président de la FESFO, Jean-Philippe Bisson, tient à faire la distinction entre les deux façons de parler : « Si on me dit que la qualité du français est en déclin et qu’on me parle de franglais… le franglais, ce n’est pas le français. »
Le vrai danger et les pistes de solutions
Il est vrai que les francophones en milieu minoritaire sont ceux qui ont le plus tendance à utiliser le franglais. Par contre, la plus grande menace n’est pas la façon de parler des jeunes, mais l’abandon de la langue, lorsqu’on arrête de choisir le français comme langue de communication.
En exigeant des jeunes un français académique, on encourage l’insécurité linguistique. Selon l’École de la fonction publique du Canada, elle « se manifeste par un sentiment de malaise, d’anxiété ou de peur et peut limiter, voire bloquer, l’utilisation d’une langue ».
Jean-Philippe Bisson constate ce phénomène : « Il y a des gens qui manquent de sécurité linguistique, donc ils parlent un peu plus anglais, ce qui fait en sorte que, probablement, la qualité de leur français est en baisse parce qu’ils ne le pratiquent pas. »
Shana Poplack souligne que les interventions des écoles et des parents partent d’une bonne intention : « On veut tout faire pour appuyer l’utilisation du français. Mais ce n’est pas la bonne façon. Comme ça, on arrive à faire croire que si on parle naturellement comme notre groupe de pairs, on fait quelque chose de mal. Alors, si c’est mal, pourquoi parler français? »
L’autre vice-présidente du conseil exécutif de la FESFO, Addison Bond, nomme spontanément la même piste de solution que les sociolinguistes : il faut multiplier les occasions de parler français dans un contexte décontracté. Haïfa Zemni appuie : « Beaucoup de jeunes parlent français juste à l’école. Il faut juste s’assurer qu’il y ait des choses à l’extérieur de l’école qui sont faites en français et que ces choses-là soient attrayantes. » La Franco-Ontarienne demande aussi à ce que « tout le monde accepte les accents de tout le monde. »
« Je pensais que c’était un problème qui relevait de mon contexte minoritaire. Que nous, dans notre région, on parlait d’une certaine façon à cause de l’influence de l’anglais, et que c’était mal. » – Nathalie Dion
À leur publication, les travaux de Shana Poplack et Nathalie Dion ont soulevé la controverse parmi les Canadiens, particulièrement chez les francophones. Celle qui a grandi dans le Nord de l’Ontario souligne qu’il est difficile de se défaire d’une idée qui nous a été répétée depuis notre enfance.
Pour elle, analyser des conversations de différentes époques a eu l’effet d’une révélation. « C’est le français dont j’ai hérité. Ce n’est pas par faute, ni par accident, ni par assimilation […] et ça ne devrait pas être perçu comme quelque chose de négatif parce que ça ne correspond pas à ce que les grammairiens prescrivent. »
La vraie bataille se jouerait donc sur le terrain de l’accès aux services en français et l’ajout, en général, de lieux où l’on permet à tous de s’exprimer sans peur d’être jugé. Selon Shana Poplack, les craintes que la génération future nivelle par le bas sont infondées. « Si c’était vrai, il y a déjà des siècles que la langue aurait été détruite. Néanmoins, ce n’est pas arrivé, et ça n’arrivera jamais seulement par le biais des innovations linguistiques des jeunes. »