Dans Nos coeurs disparus et La saison des feux, Celestre Ng critique les travers de la société américaine. Montage ONFR

Chaque samedi, ONFR propose une chronique sur l’actualité et la culture franco-ontarienne. Cette semaine, place à la littérature avec l’autrice Monia Mazigh.

C’est ma fille, alors adolescente, qui m’a fait découvrir Celeste Ng, une autrice américaine d’origine asiatique. Comme toute mère qui se respecte, j’avais d’abord de la réticence, pour ne pas dire carrément de la résistance. Je pensais découvrir une autre autrice à succès qui séduit les jeunes lecteurs avec une recette magique et superficielle, pour les accrocher à une histoire que j’imaginais frivole ou futile.

Mes préjugés n’avaient de valeur que dans ma tête. En lisant La saison des feux dans sa version originale anglaise, j’ai été vraiment séduite par l’écriture de Celeste Ng, et surtout par la force et la rigueur des personnages qu’elle crée. Ces protagonistes débordent de réalisme, sont pleins de contradictions et bourrés de complexité.

Sans tomber dans le thriller psychologique, l’écrivaine nous décrit les familles américaines des banlieues bourgeoises qui, de loin, nous semblent tellement heureuses et stables. Pourtant, elles couvent littéralement une explosion à tout moment, dès qu’on s’en approche de plus près et qu’on gratte la surface des pelouses verdoyantes parfaites et des mains soigneusement manucurées.

Une histoire non loin de me rappeler, quelques années plus tard, les prémisses du film sud-coréen Parasite. Paru en 2019, il montre le monde des riches et des pauvres et les tensions sociales qui s’ensuivent dès que les « pauvres » s’infiltrent dans le monde des riches et osent se comporter comme tels.

Dérangeant et crédible

Récemment, j’ai lu Nos cœurs disparus, écrit par Celeste Ng et traduit en français en 2023. Je n’ai pas du tout regretté ma lecture car j’ai l’impression que, cette fois, l’autrice est revenue avec un livre d’autant plus dérangeant que crédible. Sans le dire explicitement, elle a écrit un livre qui critique la société américaine et, par extension, toute autre société riche et développée qui sombre graduellement dans le racisme, la bigoterie et la haine institutionnalisée.

Pourtant, c’est une société « civilisée » qui se permet tout, y compris le malheur des « autres ». Ces « autres » qui sont les « étrangers » et qui font peur au point de les juger dangereux et de retirer leurs écrits et leurs arts des bibliothèques. La poétesse Margaret Miu (on comprend qu’elle est d’origine asiatique), mère du personnage principal Bird, n’échappe pas à ce sort. Elle disparaît dans des circonstances mystérieuses.

C’est à la fois la persévérance de Bird et l’aide que lui apporte un réseau clandestin de bibliothécaires qui changeront les choses.

En 2018, le gouvernement américain avait séparé les enfants de leurs parents immigrants sans papiers. Je me rappelle avoir suivi dans les nouvelles les histoires d’horreur de ces enfants vivant seuls dans des centres, alors que leurs parents, impuissants et sans ressources, étaient emprisonnés dans des centres de détention. Jamais on n’aurait cru qu’un gouvernement aussi riche, puissant et développé comme celui des États-Unis d’Amérique oserait faire une chose pareille, barbare et inhumaine, mais malheureusement bien réelle.

Celeste Ng avait alors utilisé son compte Twitter de l’époque (aujourd’hui X) pour appeler à porter attention à cette politique injuste et déshumanisante.

Réalisme frappant

Plusieurs critiques ont comparé Nos cœurs disparus à La servante écarlate de l’autrice canadienne Margaret Atwood, et même à l’emblématique 1984 de Georges Orwell. Les histoires sont bien différentes, mais elles ont en commun leur réalisme frappant, alors que leurs réalités semblaient un peu farfelues lors de leur sortie. C’est ce qui impressionne aujourd’hui la lectrice que je suis.

Toutefois, une légère observation à apporter : quand Margaret Atwood a publié son roman La servante écarlate en 1985, l’histoire paraissait un peu trop dystopique. Une société où la religion prend le contrôle de la politique et où les femmes sont divisées en classes selon leur tâche domestique, leur état reproductif ou leur statut économique semblait alors un peu trop exagéré et, surtout, invraisemblable aux États-Unis.

Et pourtant, aujourd’hui, cette dystopie n’a jamais été aussi proche de la réalité. Prenons en exemple le président Trump. Soutenu par des électeurs religieux, il avait pris le pouvoir et avait tenu publiquement des propos dégradants et misogynes, en sachant que plusieurs femmes avaient voté pour lui. C’est le même président qui a décrété la politique qui séparait les enfants de leurs parents et pour laquelle Celeste Ng a protesté publiquement, ainsi que d’autres auteurs. 

S’il a fallu une trentaine d’années dans le cas de La servante écarlate pour que la réalité rattrape la dystopie, il n’aurait fallu qu’une poignée d’années pour que Nos cœurs disparus soit bien ancré dans le réel, surtout quand on sait que, ces dernières années, plusieurs livres ont été retirés de certaines bibliothèques américaines pour des raisons religieuses, sexuelles ou ethniques. Certes, ces « censures » ou autocensures restent relativement limitées, mais elles existent et sont en croissance.

L’année dernière, l’Agence France Presse a rapporté que « les ouvrages ciblés sont au nombre de 2571, contre 1858 en 2021. La grande majorité (86 %) sont des livres de littérature jeunesse, et plus de la moitié (58 %) concernent des livres enseignés ou disponibles à l’école ». 

Il est tragi-comique de savoir que Beloved, le livre phare de l’autrice afro-américaine Toni Morrison, pour lequel elle a reçu le prix Nobel de la littérature, est parmi ces livres qui font l’objet de cette nouvelle forme de censure. C’est le cas notamment en raison de son propos contre la discrimination raciale qui sévit dans la société américaine et de la peur que son message ne corrompe les mœurs des jeunes élèves blancs et ne les rendent plus ouverts à la mixité des races ou aux droits et demandes d’égalité des élèves noirs. On aurait cru à une autre dystopie et, pourtant, cela est malheureusement la réalité.

Heureusement que nous avons des auteurs comme Ng, Margaret Atwood, Orwell et bien d’autres pour nous protéger de ces dirigeants politiques malades qui, le plus souvent, continuent à commettre des bêtises (pour ne pas dire des crimes) plus monstrueuses les unes que les autres.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leurs auteur(e)s et ne sauraient refléter la position d’ONFR et du Groupe Média TFO.