Que retenir des audiences publiques de la Commission Rouleau?
OTTAWA – Le 25 novembre sonnait la fin des audiences publiques de la Commission d’enquête sur l’état d’urgence, avant une phase politique qui s’enclenche ce lundi et jusqu’au 2 décembre. Après 31 jours de consultations, de nombreuses informations inconnues du grand public ont été dévoilées au travers de plusieurs témoignages clés.
Rappelons que si cette Commission existe, c’est bien pour répondre à la question suivante : pourquoi le gouvernement du Canada a-t-il eu recours à la Loi sur les mesures d’urgence?
Cette Loi, datant de 1988 prévoit qu’une enquête publique détermine les circonstances ayant mené les autorités à prendre une telle décision.
Le gouvernement fédéral a invoqué la Loi sur les mesures d’urgence le 14 février 2022. Le blocage de la Capitale s’est étendu du 29 janvier au 20 février.
Dans cette Commission d’enquête, plusieurs témoignages ont été entendus et le portrait qui se dessine est encore plus complexe qu’il n’y paraît. Des révélations ont mis la lumière sur le déroulement précis des événements.
On voit là un enchevêtrement de mauvaises décisions et une mauvaise communication entre les diverses entités.
Le SCRS a recommandé la Loi sur les mesures d’urgence
Le 21 novembre, David Vigneault, le directeur du Service des renseignements canadiens (SCRS), a confessé avoir recommandé au premier ministre l’usage de la Loi exceptionnelle, et cela, même s’il pensait que cette menace (le convoi de la liberté) ne consistait pas en un risque pour la sécurité nationale.
Si M. Vigneault ne considérait pas les manifestations comme un risque, c’est parce qu’une « menace de la sécurité » doit correspondre à la définition de l’article 2 de la Loi sur le SCRS :
C’est au sens de cette définition que le SCRS mesurait le risque perçu, différemment, du gouvernement et des habitants du centre-ville d’Ottawa.
Mais pour le premier ministre, la situation de l’hiver dernier répondait à « l’usage de la violence grave ou de menaces de violence contre des personnes ou des biens dans le but d’atteindre un objectif politique, religieux ou idéologique ».
Toutefois, pour le directeur du service d’espionnage, « les outils réguliers n’étaient pas suffisants face à la situation ».
Recourir à la Loi sur les mesures d’urgence requiert certains critères :
-Un caractère urgent.
-Des menaces envers la sécurité du Canada.
-Une situation qui met gravement en danger la santé et la sécurité des Canadiens ou l’incapacité de garantir la souveraineté du Canada.
-Une situation qui ne peut être remédié par les provinces ou territoires.
-Et qui ne peut être remédié avec l’utilisation d’une autre loi canadienne.
Manque de transparence du gouvernement fédéral
En faveur de l’utilisation de la Loi sur les mesures d’urgence, le ministre de la Justice et procureur général, David Lametti a – à de nombreuses reprises – fait part de son impossibilité de dévoiler des informations sous le principe du secret professionnel. Durant son témoignage le 23 novembre, il a tout de même fait comprendre que le gouvernement n’avait pas à se limiter à la définition du SCRS, puisqu’au final, la décision revenait au Cabinet.
Le juge Rouleau a tout de même fait part de sa frustration, déclarant : « Comment évaluer s’il était raisonnable pour le Cabinet d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence si on ne sait pas sur quoi il se basait pour le faire? »
Jeudi 24 novembre, la ministre de l’Économie et vice-ministre du Canada, Chrystia Freeland, a expliqué que la situation économique du pays avait été mise en péril. Notamment avec les blocages aux frontières. Elle a indiqué qu’il y avait un risque pour la sécurité économique du pays.
« Notre sécurité en tant que pays est bâtie sur notre sécurité économique et, si notre sécurité économique est menacée, c’est toute notre sécurité qui est menacée », a-t-elle insinué durant son témoignage.
Le 25 novembre, Justin Trudeau était le dernier témoin à passer devant la Commission d’enquête. Il a déclaré que ce qui constituait une menace à la sécurité relevait de plusieurs éléments : « Le fait que des enfants aient été utilisés comme bouclier, qu’il y ait eu des saisies d’armes et il y avait plusieurs niveaux de dangers perçus par le SCRS. Il y avait une violence motivée par une idéologie. »
« Toutes ces choses indiquaient qu’il y avait une menace grave et on nous expliquait que cela allait être de pire en pire, on ne sentait pas que les choses aller se calmer. »
La police d’Ottawa et le cas de Peter Sloly
L’ancien chef du Service de police d’Ottawa (SPO), Peter Sloly, avait démissionné le lendemain de l’invocation de la Loi sur les mesures d’urgence, le 15 février.
Durant la Commission, il a été questionné sur le manque de préparation de la police avant que le convoi n’arrive au centre-ville. M. Sloly très ému durant son interrogatoire, avait avoué ne pas avoir lu tous les rapports, et cela, alors que la police provinciale de l’Ontario (PPO), annonçait les risques d’occupation de la Capitale. Pour l’ancien chef, le corps de police manquait de moyens.
Michel Juneau-Katsuya, ancien du SCRS, a indiqué au micro d’ONFR+ que « Sloly a dévié de ses responsabilités, surtout quand on sait que de nombreux établissements d’hôtelleries ont informé la police que les occupants tentaient de réserver des chambres pour plusieurs mois, jusqu’à 90 jours. Ils étaient là pour rester ».
Le témoignage de l’ancien chef a montré l’extrême confusion qui régnait au sein de la police municipale, un souvenir que de nombreux policiers ont partagé durant les divers témoignages. La cheffe adjointe par intérim du SPO, Patricia Ferguson, a admis que la police pensait que les camionneurs partiraient au bout de quelques jours. « Nous avions, de toute évidence, erré dans l’analyse de cette situation. »
Au sein de la PPO, le discours était quelque peu accusateur. Il a été fait état de relations difficiles avec la police d’Ottawa, qualifiée de dysfonctionnelle par Craig Abrams, surintendant de la PPO.
« Le convoi aurait été démantelé de toute façon », avait certifié à la Commission (un des 71 témoins) l’inspecteur du SPO, Robert Bernier.
C’est aussi ce qu’a pensé la directrice de la GRC, Brenda Lucki, ayant indiqué que d’autres outils étaient disponibles et estimant que le recours à Loi exceptionnelle était inutile, puisqu’elle avait un plan.
« Dire avoir eu un plan, alors qu’elle participait à la réunion du 13 février avec le premier ministre sans jamais en parler est ahurissant », réagit l’expert en sécurité nationale.
Selon M. Juneau-Katsuya, c’était « l’effet domino », l’un après l’autre les corps de police ont échoué.
Le témoignage du maire Watson
L’ancien maire d’Ottawa avait fait part de sa grande frustration lors de son passage devant le juge Rouleau en octobre dernier.
Dans un entretien téléphonique, ayant été déposé comme preuve devant la Commission, l’ancien maire et le premier ministre Trudeau qualifiaient l’indifférence de Doug Ford, d’être une « raison politique ». M. Watson a également accusé de « malhonnête », l’ancienne solliciteure générale, en raison du nombre de policiers envoyés à Ottawa.
M. Trudeau, lui, a accusé M. Ford de fuir ses responsabilités.
L’ancien maire avait alors indiqué que les 1 800 policiers demandés par Peter Sloly, n’auraient pas été de refus. Pour lui, la Loi sur les mesures d’urgence était une bonne chose, « sinon le blocage aurait pu s’étirer plus longtemps ».
La mémoire sélective de Tamara Linch
Treize personnes considérées comme les organisateurs du convoi ont été invitées à témoigner durant les dernières semaines de la Commission Rouleau. Parmi eux, Jeremy Mackenzie – aujourd’hui détenu en prison -, Pat King, Chris Barber ou encore Tamara Linch pour ne citer que les plus connus.
Tamara Linch, auditionnée au début du mois de novembre, a déclaré « ne jamais avoir été informée par les autorités que le rassemblement était devenu illégal ».
Durant la Commission, Paul Champ, l’avocat qui représente les résidents et les entreprises d’Ottawa, avait interpellé l’accusée en disant que c’était étrange de ne pas comprendre le caractère illégal du mouvement. En effet, si l’on prenait en compte la couverture médiatique, l’état d’urgence déposé par la province où le simple fait que les policiers demandaient d’évacuer les lieux, pour l’avocat ce n’était pas difficile de comprendre l’illégalité du rassemblement.
Mme Linch a rétorqué en disant : « Ce que je comprenais à ce moment-là, c’était que nous pouvions rester tant que nous étions pacifiques et que nous respections l’ordre. »
Dans cette affaire, plusieurs témoignages du SCRS et du Centre intégré d’évaluation du terrorisme (CIET) se sont déroulés à huis clos.
Le fin mot de l’histoire sera très certainement dévoilé en février prochain, lorsque le commissaire Rouleau produira son rapport.
Pour l’heure, de récentes allégations faites par Keith Wilson, l’avocat principal des organisateurs, font cas de plusieurs fuites d’informations provenant de tous les corps de police et agences de sécurité, ayant alimenté le convoi en février dernier. Une enquête a été ouverte à ce sujet, mais selon Michel Juneau-Katsuya, « l’avocat n’a apporté aucune preuve, aucun nom, aucune vidéo et aucun enregistrement ».