Santé confiée au privé : les Franco-Ontariens redoutent le pire
Après une période de flou survenue entre l’annonce et la présentation, les Ontariens en général et les professionnels de la santé en particulier voient plus clair à présent dans le projet de loi visant à transférer certains services de santé au profit des établissements privés. Les Franco-Ontariens semblent méfiants, craignant pour la plupart un impact négatif sur les services en français.
C’est le sujet du moment : la santé. De fait, en levant le voile sur son projet de loi, le gouvernement a franchi une étape importante dans sa volonté de délocaliser vers les établissements privés certaines prestations médicales telles que les interventions chirurgicales relatives à la cataracte, aux genoux ou encore aux hanches, et ce afin de diminuer le temps d’attente et, par la même, les retards enregistrés par les blocs opératoires causés par la pandémie.
Toutefois, si les progressistes-conservateurs aux commandes promettent la garantie que cela n’entraînerait aucune conséquence sur le porte-monnaie des Ontariens, la Coalition ontarienne de la santé a d’ores et déjà rapporté une dizaine de cas de patients qui se sont vus charger des frais, comptant par milliers de dollars pour certains, par des établissements privés, et ce pour des services de coutume gratuits dans les hôpitaux publics.
Le premier ministre, Doug Ford, avait pourtant affirmé que « jamais les patients n’auront à sortir leur carte de crédit ».
L’autre épine que pose cette privatisation est celle de l’offre des services en français, des services à la base peu développés dans ce secteur.
« Je ne pense pas que ce milieu est très ouvert et éduqué à la francophonie », croit Constance Pagé de la ville d’Ottawa.
Et de poursuivre : « On parle là de cliniques qui ne sont pas rattachées à nos protocoles des hôpitaux de la ville. Par conséquent, ils ne seront fort probablement pas au courant de toute notre démarche identitaire en tant que francophones. Je crains bien qu’il faille falloir choisir entre la langue ou le service. »
Même constat pour ce résident d’Orléans : « Le secteur de la santé public ontarien n’offre déjà que très peu de services en français. Un transfert vers le privé ne fera qu’aggraver l’impossibilité d’avoir accès à des services de santé en français », pense Yves-Gérard Méhou-Loko.
Pas d’obligation pour le privé d’offrir des services en français
L’opinion n’est guère plus optimiste dans la région de Toronto. Et pour cause, aucun établissement privé n’a l’obligation d’offrir des services en français, y compris dans les zones désignées en vertu de la Loi sur les services en français.
« Il n’y a pas vraiment de services francophones dans les hôpitaux en général, donc cela ne va pas changer grand-chose », tranche François Ouellette.
Et d’ajouter : « Depuis 2020, j’ai dû avoir recours assez souvent aux services de santé des hôpitaux St-Joseph, St-Michael et la clinique Riverdale où on peut avoir des services dans trois langues : l’anglais, le mandarin et le punjabi. À Toronto, il n’y a tout simplement pas de services de santé en français sauf chez quelques rares médecins omnipraticiens. »
Autre expérience, même témoignage : « Je vis dans l’Est de l’Ontario. Les cliniques et laboratoires privés que j’ai dû fréquenter depuis les trois dernières années n’offrent pas des services en français. Ils ont, à l’occasion un/une francophone, mais sans l’obligation d’offrir des services dans les deux langues officielles. Même dans un district désigné, ça se passe en anglais », observe Dyane Ménard de Moose Creek.
Le Nord, ce grand perdant
Toutefois, si les francophones de l’Est et du Centre de la province ont de bonnes raisons de s’inquiéter, il semblerait que c’est le Nord qui subirait le plus le retour de manivelle de cette redistribution des soins de santé.
La raison en est simple, les cliniques privées dans cette région ne s’y bousculent pas et ne vont pas s’y bousculer, comme l’explique le député néo-démocrate de Mushkegowuk-Baie James, Guy Bourgouin : « Les cliniques privées vont s’installer là où il y a de l’argent, c’est-à-dire là où il y a de la population. C’est pour ça qu’on ne s’attend pas à voir des cliniques privées dans ces régions. »
Interrogé à ce sujet, la députée de Mississauga-Centre et adjointe parlementaire de la ministre des Affaires francophones, Natalia Kusendova relativise la situation.
« L’accès aux soins de santé dans le Nord est un problème pour lequel notre gouvernement veut également apporter des solutions. C’est d’ailleurs pour cela qu’on a introduit le programme « Apprendre et rester » pour que les infirmières et infirmiers en fin d’études puissent rester dans le Nord, dans ces régions qui ne sont pas assez desservies. On a développé plusieurs stratégies dans ce sens, mais on sait que dans cette région, on a besoin de plus de support et de plus de main-d’œuvre bilingue », confie-t-elle.
Or, l’autre conséquence probable qui découle de cette réforme dans cette zone réside dans la pénurie des travailleurs qui risque de s’amplifier.
« Ce nouveau système ne va pas résoudre le problème de pénurie dans le Nord », prévient M. Bourgouin. « Au contraire, ça va nous nuire plus, parce qu’il faut s’attendre à un exode de personnel en santé vers le Sud, puisque beaucoup vont être séduits par les salaires qu’offre le secteur privé. Comme si cela ne suffisait pas que les autres provinces et les États-Unis viennent nous les voler, on a créé un siphon supplémentaire qui va venir puiser dans le système public. »
Pour rappel, le système de santé ontarien compte quelque 900 établissements de santé autonomes (ESA), communément appelés cliniques indépendantes et dont 98 % sont à but lucratif. Ces ESA opèrent actuellement 26 000 chirurgies et services de soins couverts par l’assurance maladie. Près de 14 000 chirurgies de la cataracte vont venir s’y ajouter, ce qui représente environ le quart de la liste d’attente aujourd’hui.
Quant aux hôpitaux privés, ils ne sont que quatre dans toute la province, alors qu’une ancienne loi en interdit formellement de nouvelles créations.