Un cinéaste franco-torontois raconte le viol comme arme de guerre
[ENTREVUE EXPRESS]
QUI :
Joseph Bitamba est un cinéaste canadien originaire du Burundi. Arrivé à Toronto en 2003, il a réalisé de nombreux documentaires sur des réalités relatives à des pays de l’Afrique francophone ainsi qu’aux Premières Nations, dont Tambours sacrés (2013), Ishyaka, la volonté de vivre (2016) et Les Oubliées des Grands Lacs (2021).
CONTEXTE :
Joseph Bitamba vient de remporter le Prix du meilleur long métrage à impact social au Festival SIFA (Festival international du film et d’art à impact social) pour son film Les Oubliées des Grands Lacs dédiés aux femmes victimes du viol alors utilisé comme arme lors de la guerre civile au Burundi (1993 – 2015) ainsi que dans les conflits congolais et rwandais.
ENJEU :
Faire entendre la voix des femmes victimes des sévices sexuels lors de la guerre, sensibiliser l’opinion internationale à ces enjeux, aider à l’évolution des mentalités dans les sociétés machistes africaines et trouver des solutions à court et long terme.
« Pouvez-vous nous résumer votre nouveau film?
Les Oubliées des Grands Lacs traite d’un sujet difficile qu’on ne parle pas beaucoup, mais qui fait des ravages dans de nombreux pays. J’ai donné le micro à des femmes victimes de viol comme crime de guerre au Burundi, au Rwanda et au Congo. La plupart parlaient pour la première fois. J’ai eu la chance d’avoir des psychologues, des accompagnateurs et des associations pour m’assister dans ce projet.
La région des Grands Lacs connaît des guerres civiles depuis une trentaine d’années et de nombreux viols y sont commis dans une ambiance d’omerta. Nous nous sommes mis à la recherche de solutions à ce phénomène qui fait des ravages depuis trop longtemps.
Parlez-nous des défis que vous avez connus en tant que réalisateur pour trouver des femmes prêtes à briser le mur du silence.
J’ai eu besoin de deux ans pour réaliser le film. Convaincre des femmes victimes de viol de parler de leur vécu devant un homme alors que je représente le sexe qui a commis ce crime.
Les solutions ne pourront pas être trouvées sans leurs voix, je leur ai promis de les faire entendre le plus loin possible. Il y a eu beaucoup de contacts dans des camps de réfugiés à l’est du Congo. Finalement, j’ai pu cibler les femmes qui acceptaient de parler.
Le Canada peut-il servir d’inspiration en termes de droits des femmes pour ces pays ou les réalités sont-elles trop éloignées?
Le Canada a une longue expérience dans la région des Grands Lacs et est le lieu de résidence d’une importante diaspora issue de ces pays. Il y a eu de nombreux témoignages de femmes violées à partir du Canada. De plus, le pays a accueilli de nombreuses réfugiées dans les dernières années.
C’est un terrain propice pour parler des droits des femmes ce qui est très inspirant. Je savais que le film aurait une bonne réception au Canada.
Comment jugez-vous la réception de votre documentaire au Canada?
La réception a été excellente. Le film a remporté le Prix du meilleur documentaire au Festival Nuits d’Afrique et vient de remporter le meilleur long métrage au Festival SIFA.
La distribution a été ralentie avec la pandémie, mais elle a été relancée alors que les gens peuvent maintenant aller voir des films en salle.
Sentez-vous une évolution des mentalités par rapport au viol au Burundi depuis la fin du conflit? Les gouvernements prennent-ils des mesures pour mieux protéger les femmes?
Pour ce qui est des gouvernements, pas vraiment. Il y a une prise de conscience. Le sujet est plus discuté avant. Il y a eu les initiatives du Docteur Denis Mukwege, « le médecin qui répare les femmes », dont l’ouverture d’un hôpital pour les victimes, qui ont eu une résonnance importante à l’international.
Les gouvernements locaux ne souhaitent pas investir dans un fonds pour indemniser les victimes bien que ce serait un début pour rendre justice à ces femmes.
Qu’est-ce qui vous a poussé personnellement à prendre part au combat pour la cause des droits des femmes?
C’est principalement dû à mes origines culturelles. Dans la société burundaise traditionnelle, on vouait un respect total à la femme. On ne s’attaquait pas aux femmes même pendant les guerres. Par exemple, une petite fille se fait appeler « maman » dans notre culture. Le viol comme arme de guerre est une horreur à mes yeux et est le signe d’une société qui a perdu ses repères traditionnels. Je veux dire à la jeune génération que ces crimes ne peuvent être encouragés et qu’il faut revenir à nos valeurs traditionnelles. Je ne sais pas si j’y parviendrais mais j’espère que le film puisse éveiller cet instinct de respect des femmes. »