Yvon Malette, militer en rêvant
[LA RENCONTRE D’ONFR]
Yvon Malette est le fondateur des Éditions David. À 81 ans, sa passion est toujours aussi contagieuse lorsqu’il parle de sa communauté franco-ontarienne. Après avoir lancé Marcher vers le matin en mai, l’auteur s’est entretenu avec ONFR pour revisiter son parcours.
« Votre livre est un florilège de réflexions sur la vie, les œuvres et les gens qui vous ont marqué. Quel a été votre processus?
Il y a trois ans, j’ai reçu un courriel d’un cousin que je n’avais pas vu depuis une vingtaine d’années. Il m’invitait à commenter un livre.
Nous avons échangé pendant deux ans. Nos discussions portaient surtout sur des souvenirs et des suggestions de lectures.
Je me livrais au jeu avec un réel plaisir. Je lui ai proposé de faire un livre sous forme de correspondance. Ça l’intéressait assez peu, alors j’ai pris l’initiative.
Le fil d’Ariane était une volonté de vivre debout. Je voyais trois tiroirs se dessiner, comme dans un grand meuble. Il y avait définitivement une pièce centrale : la situation et l’avenir des Franco-Ontariens.
Ensuite se dégageait une réflexion sur le plan religieux. Est-ce que le prie-Dieu est nécessaire?
Je viens des études classiques des années 50. J’ai fait le petit séminaire d’Ottawa, où est le collège La Cité maintenant.
J’ai saboté mes examens d’entrée de façon délibérée. Mais le curé est revenu à la maison et m’a dit : « tu te penses bien fin? Tu vas quand même aller au collège. »
Ça coûtait 500$ par année. On n’avait pas d’argent, mais il avait tout arrangé. Entre autres, je devais laver la vaisselle pour gagner une partie du coût.
C’était un bon milieu, même si je n’étais pas un bon étudiant. On m’a mis à la porte après la rhétorique. C’était évident que je ne n’avais pas la vocation. Je trouve qu’ils ont mis du temps à comprendre.
J’ai éventuellement quitté tout ce que l’Église m’avait enseigné. Mais je pense qu’il ne suffit pas d’être non-croyant.
Puis-je devenir un être priant, sans la religion et sans Dieu? Si je réussis à être plus humain, je pourrai davantage donner la main à l’autre.
J’ai ensuite développé le troisième tiroir du meuble, car je me disais que ce n’était pas facile de réussir dans le présent contexte mondial. Chez nos voisins du Sud, où je passe mes hivers, la démocratie est violée presque tous les jours.
Même au Canada, on se croit protégés, mais il y a quand même un vent qui souffle…
Est-ce que je peux encore espérer? Dans La peste d’Albert Camus, on dit qu’il y a dans l’homme plus de choses à admirer que de choses à mépriser.
Ça ne veut pas dire que tout va s’améliorer du jour au lendemain, il ne faut pas se bercer de chimères.
La sagesse ne s’apprend pas dans les livres, c’est ton vécu qui va te l’enseigner.
Que signifie le titre Marcher vers le matin?
Il faut vivre debout, avoir foi dans nos convictions.
J’avais pensé au mot avancer, mais marcher était plus fort. J’avais le mot lumière avant matin, mais c’était trop explicite. Il faut trouver un titre accrocheur où l’on sent l’action et aussi une sorte de poésie.
La couverture d’un livre est vraiment importante pour moi. Celle-ci est une peinture de mon ami, le peintre Gernot Lebel. Je la trouvais à la fois minimaliste et explicite.
Maintenant que les paroisses n’ont plus la même influence, quels sont les remparts pour garder le fait français en Ontario?
J’aimerais avoir la réponse. Le profil des villages franco-ontariens a beaucoup changé.
On a quand même obtenu des choses intéressantes, comme des écoles secondaires publiques de langue française. Elles sont arrivées tard, on a d’abord eu des écoles bilingues et ça, c’était une grave erreur.
J’ai encore des doutes… je circule autour de différentes écoles comme De La Salle, et j’ai le regret de dire qu’un très grand nombre de Franco-Ontariens parlent anglais entre eux.
C’est la langue des affaires, de la réussite. Il y a peut-être une pression des parents. Mais je me demande si nos adolescents ne sont pas davantage des Ontariens bilingues que des Franco-Ontariens…
Est-ce que l’Université va être la réponse? Si on regarde ce qui s’est passé à la Laurentienne, ou les 27% de francophones à l’Université d’Ottawa, il y a lieu de s’inquiéter.
Il ne faut pas trop blâmer les jeunes. Les médias sociaux viennent les chercher immédiatement. On suit les tendances et celle-là est très lourde.
J’ai reçu quelques messages fort encourageants, dont un de ma petite-fille de 22 ans qui a une plume d’une élégance pas possible. Par contre, il y a aussi des gens qui ne sont pas contents. Cette prise de position laisse des traces.
Vous êtes par exemple très critique de l’Université de l’Ontario français…
Je trouve que c’est une erreur. On a manqué le bateau à la fin des années 1960, à la suite de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme.
Ça aurait été une belle occasion d’établir des campus francophones ici et là qui auraient relevé de l’Université d’Ottawa. L’université bilingue n’a pas donné les rapprochements linguistiques prévus.
Les milieux universitaires des États-Unis nous font aussi très mal. On y voit la société dans une perspective manichéenne. Le méchant, c’est l’homme blanc hétérosexuel qui continue d’exercer sa domination.
Les bons sont les groupes invisibilisés qui veulent, avec raison, déconstruire ce rapport de force.
Malheureusement, quand tu pousses trop la machine, ça peut devenir racialisé.
Dans le cas du mot en N à l’Université d’Ottawa, on a vu les groupes anglophones prendre position pour le recteur, alors que les professeurs francophones et du Québec étaient d’accord avec Verushka Lieutenant-Duval, croyant que l’université est une institution de haut savoir et qu’il devrait y avoir une liberté d’expression, pourvu que ça demeure inclusif.
Les anglophones aiment projeter une image de tolérance, mais ils perdent rapidement leur sang-froid dès qu’il est question de langue, de culture et de nation.
Pour eux, tout repose sur le multiculturalisme, qui, lui, est fondé sur un fédéralisme centralisateur.
C’est une autre explication de pourquoi il y a un tel clivage.
Trouvez-vous qu’on oublie les francophones quand on parle de communautés marginalisées?
C’est quand même curieux qu’on ait eu à demander au juge Bastarache d’étudier la situation des francophones à travers le Canada.
Il a écrit un très beau livre, Ce que je voudrais dire à mes enfants. Ça rejoint un peu votre question. Comment se fait-il que toutes ces provinces canadiennes n’aient pas respecté les droits constitutionnels d’offrir l’enseignement du français à nos jeunes?
Comment un gouvernement ontarien a-t-il pu imposer le Règlement 17, de 1916 à 1944?
Si les Québécois peuvent se voter des lois et écrire leur histoire, tant mieux.
Nous, on n’est pas dans cette position, on est minoritaires. Alors, on livre un combat, non pas pour écrire l’histoire, mais pour ne pas la subir.
Dans mon livre, je veux sensibiliser mes enfants et mes petits-enfants à une réalité qui devient, hélas, une sorte de peau de chagrin.
Je suis arrivé à un âge où je me demande si d’autres vont vouloir partager le même discours.
Je ne suis plus enseignant, alors l’écriture est une façon d’être présent dans la société.
Si vous pouviez recroiser le jeune Yvon Malette, qu’aimeriez-vous lui dire?
De se lever plus vite. Mais c’est un peu normal. À 20, 30 ans, on a des responsabilités familiales, une carrière, etc. on est pris dans un tourbillon constant.
Je n’avais pas autant lu, autant vécu. Je prenais plus difficilement la parole.
J’ai eu ma famille, j’ai joué mon rôle. J’ai aimé enseigner à la folie.
Pourquoi être passé de professeur à éditeur?
J’avais terminé une thèse sur Gabrielle Roy, qu’une maison d’édition de Montréal tardait à publier.
C’était le début des années 1990. Claude Ryan, alors ministre de l’Éducation du Québec, a demandé aux professeurs de cégep et d’université d’écrire une grammaire pour améliorer le français écrit.
Alors j’ai écrit Grand-mère racontait. Le projet a été retenu.
On m’a donné 15 000$, puis le gouvernement du Québec a vendu les droits de reproduction à six provinces, ce qui m’a donné 21 000$.
J’ai dit à mon épouse : laisse-moi rêver, je fonde une maison d’édition. J’ai déjà mes deux premiers livres (L’autoportrait mythique de Gabrielle Roy et Grand-mère racontait…)
J’ai trouvé des collaborateurs exceptionnels. La plupart étaient des professeurs d’université et ont travaillé bénévolement.
Après deux ans, mon comptable m’a dit que je m’en allais dans le mur. Je lui ai répondu de me laisser rêver encore.
J’avais certains contacts dans le milieu des affaires. Une fois, j’ai appelé six bons copains pour leur demander 2500$ chacun. Le plus fortuné a dit non, les cinq autres ont dit oui. Je venais de ramasser plus de 10 000$.
Quand on a fait le beau livre sur la Côte-Nord, Le pays dans le pays de Francine Chicoine, avec les photos de Serge Jauvin, la graphiste Anne-Marie Berthiaume a accepté de me faire un prototype d’une valeur de 12 000$, que j’allais lui payer seulement si je réussissais.
Le livre paraissait en juin et, au mois de mars, on avait prévendu 750 exemplaires. Alcoa nous a donné 60 000$ et a promis d’acheter 40 exemplaires de l’édition de luxe, qui valaient 137$, et une centaine d’exemplaires réguliers.
Au lancement, je n’ai jamais vu autant de fierté d’appartenir à un territoire. Les gens sortaient avec sept ou huit exemplaires pour les donner à leur entourage.
Après ce succès, c’était le temps de partir, car je laissais la maison d’édition en santé. J’avais très bien préparé ma succession avec Marc Haentjens.
Je lui ai tout laissé. Le compte en banque, les ordinateurs, les belles bibliothèques qui faisaient partie de l’image des Éditions David. Quand j’allais à des salons du livre, je trouvais que les petites tables aux kiosques manquaient de mordant. J’ai fait faire 13 bibliothèques en bois, qu’on trainait partout. Ce n’était pas rentable, mais ça projetait toute une image!
Je ne me suis jamais versé de salaire. J’avais mon enseignement, j’en avais un peu de côté et j’étais prudent.
Comment vous sentez-vous lorsque vous regardez les Éditions David aujourd’hui?
Je suis très heureux. J’ai toujours cru en l’esprit d’équipe. Je pense que c’est ce qui a fait le succès de la maison d’édition.
J’ai aussi toujours eu la main heureuse pour les employés.
Une fois, je parlais avec un jeune employé du bureau de poste et il me disait qu’il était bon en informatique. Je lui ai demandé son salaire : 8$ de l’heure. Je lui ai dit : pour 12$, viendrais-tu travailler pour moi? Il a commencé la semaine suivante. Il était exceptionnel.
Mon mérite, c’est d’avoir su m’entourer.
Peut-être qu’une autre de mes forces était de ne pas accepter le refus.
Par exemple, j’ai fait une demande pour une subvention de la fondation Trillium. Le représentant m’a dit qu’il ne me donnerait rien. Il cherchait des programmes qui susciteraient un intérêt dans la communauté.
L’échéance était quelques jours plus tard. Alors, on a travaillé et on a déposé le projet Mordu des mots, pour faire écrire des élèves du secondaire. Nous allions choisir les 50 meilleurs textes et en faire un livre, trois ans de suite.
Nous avons obtenu 280 000$.
Tout ça pour dire qu’il ne faut pas plier le genou trop vite.
Comment vivez-vous le processus d’édition dans l’autre sens, en tant qu’auteur?
Ça va de soi que je vais soumettre mon manuscrit aux Éditions David.
Pour Marcher vers le matin, ils m’ont dit que le format de correspondance ne pouvait pas fonctionner. Il y avait un déséquilibre, mon cousin écrivait six lignes et je répondais huit pages.
Une autre fois, je croyais que j’avais ce que je voulais et ils m’ont dit que ça ne passait pas. Je leur ai fait une crise, c’était un peu embarrassant.
Le soir, j’ai réfléchi. C’est là qu’on a trouvé les trois thèmes : le prie-Dieu, les Franco-Ontariens et la politique. J’ai déplacé des textes, j’en ai ajouté, et je voyais que ça prenait beaucoup plus de muscles, mon affaire.
Un éditeur a besoin d’être là, mais il faut que l’auteur ait l’humilité d’apporter les changements nécessaires.
Vous avez aussi été président du Regroupement des éditeurs franco-canadiens (REFC)…
J’y ai été pendant cinq ans. Quand je suis arrivé, ça n’allait pas. On a fait le ménage.
On allait embaucher un directeur général et à la dernière minute, j’ai dit au comité de sélection que le choix ne passait pas. Lise Leblanc, la conjointe de Marc Haentjens, était sur le comité. Elle a dit qu’il serait peut-être intéressé… Les autres m’ont dit : tu n’as pas le droit de faire ça comme ça, Yvon. J’ai répondu : ne me causez pas de problèmes, c’est Marc Haentjens que ça nous prend.
Vous aviez le bras long…
J’aime plutôt croire que je peux réussir à sensibiliser les gens à une cause valable. Si elle te tient à cœur, tu vas trouver les mots pour en parler avec conviction et passion.
Pourquoi ce nom, les Éditions David?
J’ai un fils qui s’appelle David, et j’aimais beaucoup le logo dans la bible. Après trois ou quatre livres, j’ai recruté l’ancien oblat Réjean Robidoux comme directeur littéraire. Il m’a fait savoir qu’il aurait préféré le David de Michel-Ange. On a changé le logo et, plus tard, Marc Haentjens a simplement gardé le gros D.
Qu’est-ce que ça prend pour se définir comme un auteur franco-ontarien?
Je pense que tout auteur a un besoin fondamental de fouiller dans son passé pour bien raconter. En étant Franco-Ontarien, je traine avec moi tout un bagage.
Je ne suis pas un auteur québécois ni français. La fierté est dans mon combat. »
LES DATES-CLÉS D’YVON MALETTE :
1943 : Naissance à Lefaivre.
1993 : Fondation des Éditions David.
2007 : Lancement du livre Le pays dans le pays, qui est un franc succès et lui permet de laisser la maison d’édition en bonne santé.
2018 : Lancement du livre Entre le rêve et le risque, qui témoigne de son parcours et de celui de la maison d’édition.
2024 : Lancement de Marcher vers le matin, un florilège de réflexions sur la vie et des oeuvres qui l’ont marqué.
Chaque fin de semaine, ONFR rencontre un acteur des enjeux francophones ou politiques en Ontario, au Canada et à l’étranger.