Un an de pandémie : le combat quotidien des services en français
TORONTO – 17 mars 2020. C’est un Doug Ford inhabituel qui se présente devant les médias. Le ton grave, les lèvres serrées, le premier ministre de l’Ontario déclare l’état d’urgence. On ne devine pas encore l’ampleur inédite de la pandémie, et la myriade de communications sur le sujet qui, pendant un an, seront distribuées. Des annonces dans les deux langues officielles, mais parfois unilingues.
Depuis un an, Émilie Pelletier, journaliste au quotidien Le Droit à Queen’s Park, suit sans relâche tous les points de presse quotidiens. « Au début, on n’avait rien en français. J’ai alors créé un document Excel pour noter lorsqu’on ne recevait pas de l’information en français. Depuis le début d’année 2021, je n’ai rien ajouté. Les informations techniques sont maintenant dans les deux langues. »
Pendant le premier état d’urgence, lequel s’échelonne sur trois mois, les couacs de la part du gouvernement se multiplient : les communications en français tardent en comparaison à l’anglais, la conférence de presse quotidienne sur la mise à jour des données reste unilingue.
Devant la hausse alarmante des cas, le gouvernement lance le 7 avril un portail pour gonfler les rangs des personnels de première ligne dans les hôpitaux et les cliniques. Un site web alors uniquement en anglais.
Devant la fronde d’une partie des francophones, le gouvernement corrige le tir, et impose une traduction simultanée lors des conférences de presse. Une réussite, bien qu’à certaines reprises, la traduction restera indisponible.
Qu’importe, le président de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO), Carol Jolin, se satisfait de l’avancée en général.
« La pandémie nous a permis de voir les défaillances dans les législations fédérales et provinciales. Ç’a rendu davantage pertinente l’idée de la modernisation de nos droits linguistiques, que ce soit par la Loi sur langues officielles ou la Loi sur les services en français. On espère maintenant que l’on retrouve cette traduction simultanée dans nos projets de loi. »
Mais tout n’est pas réglé, concède le président de l’organisme porte-parole des 622 340 Franco-Ontariens. Bien au contraire.
« Il faudrait que les communications des 34 bureaux de santé soient dans les deux langues. Aussi, la campagne vaccination doit être dans les deux langues. Il est faux de croire que les gens sont totalement bilingues, d’autant qu’avec le vieillissement, ils perdent l’usage du français. »
La journaliste Émilie Pelletier note « l’absence de francophones sur le groupe d’experts scientifiques » mandaté par le gouvernement, mais aussi sur le petit nombre d’élus qui entoure Doug Ford à chaque conférence de presse.
Lorsqu’en pleine conférence de presse, elle demande au printemps à Doug Ford si quelqu’un peut répondre en français à une question, ce dernier hésite, puis passe à l’anglais. « Not right now ». Les jours suivants, la journaliste reçoit une centaine de « courriels haineux » à son encontre, lui reprochant ce qui est considéré comme un outrage.
« C’est le genre de questions que l’on devrait continuer à poser. Depuis le début de la pandémie, je ne dirais pas que le gouvernement n’a pas voulu recevoir des questions de médias francophones, mais c’est un fait qu’il a répondu en priorité aux questions des grands médias. »
Avec la campagne de vaccination, les soucis sur les services offerts en français prennent en tout cas une autre tournure.
Constant Ouapo, directeur général de l’Entité 3, le résume ainsi : « Les francophones sont laissés un peu sur leur faim par rapport aux communications en français. Beaucoup d’informations sur les sites des unités de publics ne sont pas en français. On a envoyé une requête par rapport à cela à la ministre des Affaires francophones, Caroline Mulroney. On n’a pas encore atteint le niveau de ce qui pourrait nous satisfaire en français. »
Le responsable de l’organisme de planification des services de santé en français évalue chaque jour les besoins sanitaires des francophones de la région de Toronto. Des observations bien souvent suivies par des recommandations au système de santé. Avec la pandémie, les besoins ont augmenté.
« Ça crée de la confusion sur la connaissance que les francophones devraient avoir de la pandémie. Oui, les gens se débrouillent toujours, mais parfois on pense que l’on comprend, mais il y a la confusion. Le problème, les gens peuvent mal comprendre. N’oublions pas que dans la grande région de Toronto, nous avons la population la plus diversifiée, avec souvent des gens qui viennent d’arriver au Canada. Il leur faut du temps pour s’adapter, même à l’anglais. »
Les ratés du fédéral
Le gouvernement fédéral, dont les obligations en matière de langues officielles sont beaucoup plus strictes, n’a pas échappé aux critiques quant à sa gestion des communications. En témoigne la polémique sur l’étiquetage bilingue. Au début de la pandémie, le ministère de la Santé accorde des exemptions au bilinguisme sur certains produits sanitaires jugés dangereux à l’utlisation. Motif : il faut faire vite devant la propagation du corinavirus.
Si le gouvernement fait marche arrière, la mesure divise même les francophones.
D’autres zones d’ombre sont reprochées au gouvernement fédéral : d’abord le déséquilibre des réponses en français de la part du premier ministre Justin Trudeau lors des premières conférences de presse, ensuite quelques communications unilingues ou mal traduites dans certains cas, puis enfin le français boiteux de la chef de la santé publique du Canada, Theresa Tam.
Ce dernier point a d’ailleurs hérissé Stéphanie Chouinard. Au point que la politologue du Collège militaire royal du Canada propose devant le comité permanent des langues officielles le bilinguisme de ce poste, comme dix des autres agents du Parlement.
« Je ne sais pas si cette idée a fait du chemin », laisse entendre Mme Chouinard. « Comme on ne peut pas s’assurer que tous les premiers ministres soient bilingues à l’avenir, il est important de s’assurer que les représentants du gouvernement comme Mme Tam le soient. On aurait ici un peu plus de contrôle, et ça règlerait un problème. »
L’enjeu se pose aussi du côté provincial avec le poste du médecin hygiéniste en chef de l’Ontario occupé par David Williams.
« Le poste se rapporte à la législature. C’est donc un manquement à Loi d’avoir des communications uniquement en anglais », rappelait récemment dans nos colonnes François Larocque, professeur à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa et titulaire de la Chaire de recherche sur la francophonie canadienne en droits et enjeux linguistiques.
Et de poursuivre alors : « L’article 5 de la Loi sur les services en français s’applique aux officiers de la législature, et ceux-ci agissent dans l’intérêt public. »
Des retards en raison de la pandémie?
Toujours est-il que sur le terrain, les débats politiques se focalisent depuis un an sur la gestion la pandémie. Autant de discussions souvent dominées par exemple par l’enjeu des écoles et de foyers de soins de longue durée. À tel point que la francophonie semble reléguée au second rang.
« Pour ce qui est de la modernisation de la Loi sur les services en français, l’appareil d’état provincial a été obnubilé par la crise », analyse Mme Chouinard. « Au fédéral, j’aurais tendance à dire que c’est moins le cas puisque, concernant le projet de modernisation de la Loi sur les langues officielles, les consultations avaient déjà été faites, tandis que le comité permanent des langues officielles des Communes et du Sénat avaient aussi publié leur rapport sur la question. »
Pour la politologue, « la pandémie a mis à nu le fait qu’en période d’urgence, certains réflexes ne sont simplement pas là » sur les services en français. « Après l’épidémie de grippe A (H1N1) il y a quelques années, le feu Commissariat aux services en français avait émis des recommandations sur les capacités d’offrir des services en français clairs pendant une situation d’urgence. Ces réflexes n’existent toujours pas. »
Élu sur un programme d’austérité budgétaire au ton volontiers populiste, Doug Ford s’est paradoxalement distingué depuis un an par de lourdes dépenses en santé et en éducation. Ces deux secteurs restent les plus affectés par la pandémie.
« Le jour où il y aura un retour du balancier financier, il y aura des compressions très certainement », précise Mme Chouinard. « Est-ce que les services en français vont écoper de manière disproportionnée? Ce sera un enjeu qu’il faudra alors surveiller de près. »