La secrétaire générale de la Francophonie prône une « plus grande implication » de l’Ontario
PARIS – Préparation du 19e Sommet de la Francophonie, priorités de l’institution, recul du français au Canada, engagement de l’Ontario, crise haïtienne, instabilité au Sahel, immigration… Louise Mushikiwabo, la numéro 1 de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), répond aux questions d’ONFR dans le contexte du Mois de la Francophonie.
La francophonie vit une année importante alors que se prépare le 19e Sommet de la Francophonie. Qu’attendre de ce rendez-vous qui réunira, cet automne à Paris, les chefs d’État et de gouvernements membres de l’OIF?
Ce sommet, qui sera le deuxième depuis ma prise de fonction en début 2019, sera celui de la consolidation de l’influence et des programmes de notre organisation entamés depuis l’année dernière, et aussi de la décentralisation de certaines de nos activités sur le terrain, parce que notre ambition est d’être plus proche des populations francophones.
Quel message essentiel allez-vous relayer en vue de ce sommet, le premier en France depuis 1991?
L’objectif prioritaire est de contribuer à l’emploi des jeunes. Le thème de ce sommet gravitera autour de l’innovation, de la créativité et de l’entrepreneuriat. Et donc nous voulons aller plus loin, passer à plus grande échelle sur certains de nos programmes phares et bien évidemment en profiter pour mobiliser les Français qui ne connaissent pas vraiment notre organisation, même si on est basé à Paris.
De nouveaux joueurs intègreront-ils le cercle des 88 États membres?
Ma réponse, c’est probablement oui. Nous sommes sollicités depuis quelques années déjà, notamment par l’Angola qui a fait sa demande dès 2019. Une province allemande est également dans le processus de dépôt de dossier. D’autres ont exprimé leur volonté d’adhésion ou de passage au niveau supérieur, mais n’ont pas encore déposé de dossier. Donc, très probablement, on aura un ou deux pays de plus, voire un gouvernement.
Au début de votre premier mandat, vous sembliez pourtant d’avis qu’il y avait trop de membres dans l’OIF… Avez-vous changé d’avis ou en quoi le contexte est-il différent?
Arrivée à la tête de cette organisation, mon souci était de m’assurer que tous ceux qui ne sont pas membres à part entière puissent s’impliquer le plus possible, ce qui n’était pas le cas. Je ne suis pas contre l’extension de notre organisation en termes de membres, mais je ne voulais pas que l’on continue d’accumuler des États membres sans avoir assez de clarté sur leur rôle, surtout de la part de ceux qui ne sont pas membres à part entière.
Prenons le cas de l’Ontario, membre observateur depuis 2018. Son engagement dans l’OIF et dans les enjeux francophones est-il à la hauteur de vos attentes? Cette province ne pourrait-elle pas jouer un rôle plus grand, sur le modèle de ses voisins, le Nouveau-Brunswick et le Québec, membres permanents avec le Canada?
Mon souhait, c’est que l’Ontario soit beaucoup plus actif dans notre dans notre organisation car il est après le Québec, la deuxième province du Canada qui compte le plus grand nombre de francophones. De la part des autorités de l’Ontario et de ceux qui s’intéressent à la francophonie au-delà de la langue française, j’aimerais beaucoup qu’il y ait une plus grande implication de votre province.
Quelle forme cette implication pourrait-elle revêtir?
Les membres observateurs ont une marge de manœuvre assez limitée par rapport aux membres à part entière, mais nous sommes toujours prêts à recevoir des contributions d’idées, de l’implication. Par exemple, nous avons aujourd’hui un problème majeur avec notre pays phare des Caraïbes, Haïti, et plusieurs membres qui ne sont qu’observateurs, notamment en Amérique du Nord, centrale et du Sud, très actifs, ont demandé à contribuer à la réflexion et même à faire partie des solutions qui pourront, j’espère plus tôt que tard, sortir Haïti de cette situation. J’aimerais bien que sur des sujets d’importance l’Ontario soit présent. J’aimerais qu’il y ait plus d’action.
Avez-vous une autre idée en tête?
Le Nouveau-Brunswick est par exemple très actif sur les questions de la jeunesse. (…) Or, je n’ai pas vu l’Ontario (sur ce genre de question). Que ce soit sur le plan culturel, linguistique, ou même politique, nous sommes très ouverts. Cette province représente (la francophonie) au plus haut niveau, comme beaucoup d’autres États, et je pense qu’il y avait même pas de participation au sommet où j’ai été élue, à Erevan (en 2018). Rien que là, le manque de présence dans un événement de si grande importance me désole.
Souhaiteriez-vous que l’Ontario devienne membre permanent afin justement de mieux prendre sa place?
Ma réponse est oui, à condition que les critères soient respectés (en termes d’augmentation de programmes, de locuteurs et d’usage de la langue dans les écoles). S’il remplit ces critères, l’Ontario est vraiment le bienvenu chez nous.
Lors des Jeux de la francophonie 2023 à Kinshasa, l’été dernier, l’Ontario était représenté par une seule athlète… anglophone. Comment interprétez-vous ce choix canadien?
Je ne le savais pas… Les pays et provinces d’appartenance membres de l’organisation ne sont pas exclus de ces activités-là évidemment. Maintenant, ma question serait de savoir comment est-ce qu’ils ont pu naviguer dans ce milieu qui est très francophone. La difficulté serait plutôt due au niveau des athlètes eux-mêmes. Je ne sais pas comment ils se sont débrouillés. La difficulté est plus pratique qu’institutionnelle pour moi.
La pratique de la langue française progresse à l’échelle mondiale, mais recule au Canada, y compris en Ontario, proportionnellement à l’anglais. Cette décélération vous inquiète-t-elle?
Ça ne m’alarme pas outre mesure parce qu’il y a d’autres acteurs sur le plan international qui émergent et qui ont leurs influences. La langue anglaise est plus ou moins la lingua franca du monde. Les efforts que je fais au niveau de l’OIF, des autres organisations internationales et des pays et gouvernements membres, c’est de m’assurer, par des actions concrètes, de ne pas continuer à perdre du terrain. Par exemple, par le biais de l’enseignement de la langue, de la mobilisation des acteurs culturels francophones, des échanges commerciaux…
La langue française doit occuper sa place, mais ne doit pas être en guerre contre l’anglais ou toute autre langue parce qu’on est aujourd’hui une francophonie dans un monde totalement multilingue. Nos États et gouvernements membres ont d’autres langues au-delà de la langue française. Donc je ne dramatise pas le recul du français, mais j’aimerais qu’on puisse plutôt ensemble agir pour qu’on ne pas à perdre du terrain.
Le Canada est une destination attractive pour les Européens et les Africains. Mais immigrer relève souvent du parcours du combattant, alors même que cela pourrait atténuer la pénurie de main-d’œuvre francophone, notamment en Ontario. Comment percevez-vous ce paradoxe vu de l’étranger?
En tant qu’organisation internationale, on ne se mêle pas des politiques de nos membres, mais, de mon de vue, il faudrait quand même pouvoir stimuler, favoriser la mobilité des francophones à travers le monde francophone. Sous quelle forme? L’immigration avec l’objectif d’installation permanente?
L’arrivée d’étudiants en francophones qui après rentreraient dans leur pays? Je ne sais pas, mais tout ce que je sais, c’est que ce serait une bonne chose pour nous que les francophones puissent quand même circuler dans nos pays membres sans être trop encombrés.
Sous la coupe de gangs de rue, Haïti s’enfonce dans la crise malgré les tentatives diplomatiques des grandes puissances régionales comme le Canada… Comment enrayer le cycle de la violence dans cet État caribéen?
Il ne faut pas sous-estimer la complexité de la question haïtienne qui atteint un niveau alarmant. Des acteurs internationaux, y compris des organisations internationales comme nous, sont à la recherche de solutions accélérées depuis 2019 (…). On est bloqué à cause de la question sécuritaire, mais j’ai pu mobiliser nos États membres, notamment le Bénin, un pays très proche d’Haïti pour des raisons historiques, qui est prêt à envoyer des troupes (…). J’étais à New York il y a une semaine pour échanger avec le secrétaire général des Nations unies et nous sommes tous très frustrés.
La formation d’un gouvernement provisoire est-elle de nature à sortir de cette impasse?
La solution politique devrait commencer avec un petit groupe d’interlocuteurs haïtiens qui en train d’être formé, car, sans interlocuteur politique, on n’avance pas. On l’a vu avec le Kenya notamment (qui devait envoyer des forces de police en janvier dernier à la suite d’une résolution des Nations Unies). Le pays veut savoir auprès de qui il s’engage et qui est l’autorité en Haïti. C’est vraiment urgent et ça dépend surtout des Haïtiens eux-mêmes, avec leurs grands partenaires tels que le Canada et les États-Unis.
Nous attendons depuis quelque temps déjà avec ces outils politiques, pour pouvoir passer de la transition aux élections. Nous sommes prêts, nous attendons. Voilà les efforts sont là depuis très longtemps, mais comme le reste du monde, on est bloqué par le fait que, par ailleurs, pour nous et à mon humble avis, il faut absolument une action sécuritaire musclée, parce que ces gangs ne sont pas des enfants de chœur.
La jeunesse est une de vos priorités, mais n’êtes-vous pas en train de la perdre? On la retrouve en effet en grande partie en Afrique où semble se répandre un rejet de la France, voire de la langue française si on considère qu’au Mali le français a été déchu de son statut de langue officielle…
Il y a de réels problèmes politiques aujourd’hui entre la France et surtout les pays de la région du Sahel. Mais c’est surtout lié à la relation bilatérale qu’entretient la France avec ces pays, notamment dans la lutte contre le terrorisme, qui génère un mécontentement clair. Or, la francophonie, ce n’est pas la France. La France est un membre, celui qui nous a donné la langue, mais ce serait dommage de résumer la francophonie à la France.
N’oublions pas que le nombre de locuteurs francophones sur le continent africain est en grande progression, surtout à cause de la démographie, et que nous avons 29 membres à part entière sur 54 membres africains qui sont francophones, soit plus de la moitié du continent (…). Rejeter la langue française serait, à mon avis une erreur, car la grande majorité de nos pays francophones en Afrique n’ont que la langue française pour s’exprimer à l’international. Il faut se garder de l’amalgame entre la France, la langue française et la Francophonie.
Restons sur le continent africain où certains membres de l’OIF ont été suspendus comme la Guinée, le Mali, le Gabon, le Burkina Faso… Leur mise à l’écart est-elle vraiment dissuasive en vue de restaurer la stabilité démocratique d’un pays?
Oui et non. Nous sommes dans une grande réflexion sur ce qui pourrait aider ces pays (qui ont connu des coups d’État) à revenir dans le giron, sans couper les ponts avec eux afin de les convaincre, les accompagner sur le chemin du retour à la normale. Nous avons en effet une expertise depuis plusieurs années dans la rédaction de textes constitutionnels, l’audit des fichiers électoraux, la formation des médias en période électorale, etc. Nous ne voulons pas prendre de mesures qui, à la fin, se révèleraient contre-productives ou n’arriveraient pas à nous aider à ramener ces pays (dans l’OIF).
Qu’envisagez-vous dans ce cas?
Après huit coups d’Etat en quatre ans, la réflexion tourne autour d’un retour progressif dans l’organisation de ces pays suspendus, en posant quelques conditions (…). J’ai reçu le mandat de m’impliquer personnellement au niveau des chefs d’État de transition pour continuer à échanger et revenir vers les États pour cette discussion-là qui, j’espère, nous mènera vers un retour à la normale.
Pensez-vous au cas de la Guinée?
Oui, la Guinée a fait des progrès par rapport à nos demandes. Il y avait encore quelque chose à faire avant de recommander la sortie de sa suspension, et c’était notamment, j’en avais parlé aux autorités en janvier, par rapport au blocage de l’internet et des réseaux sociaux, parce qu’il y avait eu un gros accident autour de la période des fêtes de fin d’année. Aujourd’hui, c’est fait. Après discussion, nous allons, j’imagine, au Conseil permanent de la Francophonie du mois de juin revoir le dossier et les étapes qui ont été franchies.