Affaires francophones : quatre ans d’ombre et de lumière
TORONTO – Au terme d’un mandat mouvementé, marqué par les coupes de 2018, le gouvernement Ford est parvenu à retrouver la faveur d’une partie des Franco-Ontariens. Sa ministre des Affaires francophones, Caroline Mulroney, a concrétisé l’ouverture de l’Université de l’Ontario français (UOF), donné un coup d’accélérateur à la franco-économie et modernisé la Loi sur les services en français. L’échec à surmonter la crise du postsecondaire dans le Moyen-Nord ternit toutefois ce bilan, de l’avis de plusieurs observateurs.
Du Jeudi noir de l’abolition de l’UOF et du Commissariat indépendant aux services en français au Lundi noir des suppressions de programme à l’Université Laurentienne, le gouvernement n’a pas vraiment démarré et conclu ses quatre dernières années de la meilleure des manières.
Un des anciens conseillers de Caroline Mulroney reconnaît que l’entourage du premier ministre a sous-estimé les conséquences du coup de hache budgétaire qui a soulevé la communauté en 2018 et mis dans l’embarras une ministre fraîchement entrée en politique. « On avait prévenu à l’interne que ça ne serait pas beau à voir si on faisait des coupes », confie l’ex-stratège progressiste-conservateur Matthew Conway.
Il affirme que la ministre a tout fait en coulisses, à partir de là, pour réparer les pots cassés en se battant sur deux fronts : se faire entendre de son propre parti mais aussi du gouvernement fédéral – dans le cas de l’UOF.
« Le commissariat (aux services en français) n’était pas visé au début : seulement celui à l’environnement », poursuit M. Conway. « Quand on l’a su, on n’était pas content. On s’est aussi opposé au plan original de le mettre dans notre ministère. On a demandé à au moins de le mettre au sein du Bureau de la vérificatrice générale ou de l’Ombudsman. On a eu gain de cause malgré qu’on a essayé jusqu’au bout de maintenir son indépendance. »
Une université créée, une loi modernisée, des entreprises aidées
Caroline Mulroney a donc dû donner de sérieux coups de rame pour corriger les dégâts causés par son gouvernement… Un de ses principaux faits d’armes est d’avoir signé, au terme de pénibles négociations avec son homologue fédérale Mélanie Joly, une entente déterminante assurant conjointement les huit premières de financement de l’UOF.
M. Conway est convaincu que la ministre a tout fait pour que ce projet de longue date se concrétise : « Quand il a fait son offre à 50 % de financement, le fédéral n’a jamais pensé que l’Ontario dirait oui. Leur obsession était de coincé Andrew Scheer (le chef conservateur du Canada) en attaquant Ford en Ontario. »
Dès sa prise de fonction, « Mme Mulroney a hérité d’un dossier auquel elle n’était pas préparée et a dû défendre des décisions regrettables du gouvernement Ford », contextualise Geneviève Tellier, politologue à l’Université d’Ottawa. « On a vu ensuite un changement d’attitude chez M. Ford et Mme Mulroney dans l’optique de retisser des liens avec la francophonie et je pense qu’elle a réussi à le faire. Elle est vue maintenant comme une interlocutrice crédible pour la francophonie. »
La ministre a mené en outre des consultations qui ont abouti à deux réalisations principales : une série d’investissements dans le développement économique francophone destinés à stimuler les affaires, mais aussi et surtout la modernisation de la Loi sur les services en français qui remet au centre l’offre active de service, lui donne des pouvoirs supplémentaires et la possibilité d’une révision tous les dix ans.
C’est aussi sous son mandat qu’une 27e région, Sarnia, a été désignée en vertu de la Loi sur les services en français, que l’Université de Hearst est devenue autonome et que le drapeau franco-ontarien a rejoint la liste des emblèmes officiels de la province, flottant aujourd’hui à Queen’s Park.
Points noirs : postsecondaire, justice, immigration, main-d’œuvre, commissariat
Il reste toutefois bien des défis à surmonter en cas – hautement probable – de réélection de la Ford Nation au soir du 2 juin prochain. Dans le domaine de la justice, les progrès ont été trop timides estiment plusieurs acteurs du dossier. Certes les documents en français sont désormais reconnus dans tous les palais de justice, mais les délais d’attente et la proximité des juges pour traiter les causes francophones sont chaotiques, comme en atteste le départ du juge Villeneuve, dont le poste a été déplacé du district d’Algoma à Sudbury.
Dans le domaine du postsecondaire, devant la plaie béante causée par les coupes de l’Université Laurentienne et face aux pressions qui s’accentuent en période électorale, le prochain gouvernement provincial n’aura pas d’autre alternative que d’agir sur l’avenir des programmes de langue française, alors que la protection de la Laurentienne sous la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC) pourrait se prolonger jusqu’en septembre.
Les trois principaux partis d’opposition se sont prononcés en faveur d’une Université de Sudbury autonome, par et pour les francophones, bénéficiant du transfert des programmes de langue française restants de l’Université Laurentienne. Ils réclament aussi le retour de l’indépendance du Commissariat aux services en français et plus d’ambition en immigration afin de contrer rapidement la pénurie de main-d’œuvre qui frappe la province, particulièrement en éducation et en santé.
Torpillée par les trois candidates d’opposition lors du débat en français TFO-Radio-Canada le 17 mai dernier, Caroline Mulroney a défendu un bilan somme toute consistant, niant le manque d’indépendance du Commissariat. « Il a été intégré avec succès avec tous les pouvoirs d’enquête qu’il avait auparavant », a-t-elle justifié.
Sa réforme de la LSF laisse aussi un sentiment d’inachevé dans la communauté, la mouture adoptée en chambre ne prévoyant de calendrier de désignation de l’ensemble de la province. Pour répondre aux besoins en main-d’œuvre, la ministre défend l’idée d’un corridor en immigration francophone, notamment pour attirer des enseignants, mais cette stratégie passera inévitablement, si son gouvernement est élu, par une collaboration avec le gouvernement fédéral.
Discrétion médiatique et communication contrôlée
La ministre s’est aussi faite avare de communication tout au long de son mandat, n’accordant des entrevues qu’au compte-gouttes, comparé à ses autres chapeaux de Procureur générale puis de ministre des Transports, et surtout comparé à sa prédecesseure Marie-France Lalonde, marquant une rupture dans la culture communicative du ministère avec les médias.
Le temps médiatique est bien différent du temps de l’action rappelle M. Conway qui affirme que le ministère, en dépit de sa modeste taille, « a travaillé d’arrache-pied en arrière-scène » pour concrétiser les projets portés par la communauté, comme l’UOF ou l’aide au développement économique. « Et puis c’était devenu difficile de communiquer et faire des évènements après les coupes car tout tournait autour du budget », dit-il. « On avait ce fardeau et on était paralysé. On ne pouvait pas en dire trop dans les médias pour ne pas faire foirer les processus. »
« Ce gouvernement n’aime pas la critique et a cherché à colmater les brèches » – Peter Graefe
Le politologue Peter Graefe apporte une autre perspective au changement de ton du gouvernement dans les mois et années qui ont suivi le Jeudi noir. « Ce gouvernement n’aime pas la critique et a cherché à colmater les brèches », analyse le professeur à l’Université McMaster. « La sortie des Franco-Ontariens en 2018 a lancé une vague plus large de désapprobation du gouvernement Ford qui voulait éviter que ça se répète. »
La stratégie a porté ses fruits : « Chez les Franco-Ontariens, on retrouve aujourd’hui le sentiment assez semblable de la population d’une certaine satisfaction minimale et que c’est un gouvernement qui ne cherche plus à leur faire mal », résume-t-il. Un sondage Ipsos-Radio-Canada montrait, il y a quelques jours, que Doug Ford est le chef le plus populaire au sein de la communauté.
Se faire réélire députée dans sa circonscription de York-Simcoe devrait être une formalité pour Mme Mulroney. Quant à savoir si elle reprendra le portefeuille des Affaires francophones en cas de retour aux commandes des progressistes-conservateurs, il est trop tôt pour le dire. M. Conway estime que ce serait une bonne nouvelle pour la communauté, car « quand elle parle, les autres ministres la prennent au sérieux ».