Le bilinguisme des juges à la Cour suprême pas encore obligatoire
OTTAWA – Contrairement à ce que prétend Ottawa, le bilinguisme des juges de la Cour suprême n’est pas entièrement acquis dans sa réforme de la Loi sur les langues officielles. Selon des experts, le gouvernement évite de rouvrir un débat constitutionnel et pourrait pelleter le problème dans la cour d’un futur gouvernement.
En comité sénatorial et en Chambre des communes, la ministre des Langues officielles Ginette Petitpas Taylor a répété qu’Ottawa imposait le bilinguisme des magistrats dans son projet de Loi C-13.
En fait, le fédéral ne fait qu’appliquer l’article 16 de la Loi sur les langues officielles à la Cour suprême, qui était auparavant exemptée. Dans cette section de la législature, il est indiqué que « chacun a le droit d’être entendu par un juge qui comprend, sans l’aide d’un interprète, la langue officielle qu’il a choisi d’utiliser ».
« Le ministre de la Justice Ray Hnatyshyn avait dit en 1988 que c’était une mesure temporaire en attendant que le bilinguisme s’enracine dans l’administration de la justice du Canada. Aujourd’hui, le gouvernement nous envoie un message disant qu’il y a un bassin suffisant pour nommer neuf juges bilingues sur une base permanente », affirme François Larocque, professeur de droit et enjeux linguistiques à l’Université d’Ottawa.
Toutefois, cette disposition oblige les magistrats à maîtriser et comprendre la langue dans laquelle la cause est entendue.
« Ça n’exige pas que tout juge doive être fonctionnellement bilingue pour être nommé à la Cour. Si le but est d’assurer que les neuf juges soient bel et bien bilingues, la mesure législative proposée n’atteint pas cet objectif-là », soutient Érik Labelle Eastaugh, professeur à la Faculté de droit de l’Université Moncton.
Ce dernier souligne que dans le cas où un gouvernement nommerait un juge ne pouvant maîtriser le français, la plus haute juridiction au pays se verrait obliger de siéger à effectif réduit et non à neuf comme ce serait le cas en anglais.
« Il y a de la variation d’un dossier à l’autre, mais ce n’est pas systématique. Là, il y aurait un problème systématique, car tous les dossiers en français seraient entendus par une Cour réduite et ceux en anglais par une pleine Cour. »
Une promesse libérale
Mme Petitpas Taylor défend le fait de ne pas obliger la maîtrise du français et de l’anglais aux neuf magistrats, rappelant la promesse libérale.
« Comme gouvernement fédéral depuis 2016, ce sont trois juges qui sont complètement bilingues qu’on a nommés… On veut s’assurer que tous les juges à la Cour suprême qui vont être nommés vont pouvoir entendre les causes sans aide de traduction pour s’assurer que les gens qui vont présenter leur cause vont pouvoir le faire dans leur langue », dit-elle.
« Est-ce que ça veut dire qu’un prochain gouvernement va continuer avec la même pratique? C’est ça qu’il reste à voir », fait valoir de son côté M. Larocque.
Les deux juristes se questionnent à savoir si un futur gouvernement oserait aller de l’avant avec une nomination unilingue, rappelant que la juge Beverley McLachlin avait mis fin à la pratique à moins de neuf juges il y a une vingtaine d’années.
« C’est pour ça que l’idée de revenir à une pratique à moins de neuf juges n’est pas forcément problématique, car ça fait partie des pratiques antérieures. Mais on aurait systématiquement une Cour pour les francophones et une Cour différente pour les dossiers en anglais. Ça pourrait créer un problème de perception et des incohérences au niveau du droit », estime Érik Labelle Eastaugh.
Conflit constitutionnel?
Pour les experts, le gouvernement Trudeau procède ainsi pour éviter une querelle constitutionnelle. En 2014, la Cour suprême a rejeté la nomination du juge québécois Marc Nadon. Pour nommer le juge Nadon, le gouvernement Harper avait tenté de modifier la composition de la Cour via la Loi sur la Cour suprême. Le plus haut tribunal au Canada avait alors statué qu’Ottawa se devait d’avoir l’approbation de la Chambre des communes, du Sénat et des dix législatures provinciales, ce qui n’est pas faisable à court, moyen ou long terme, note le constitutionnaliste Benoît Pelletier.
C’est en se basant sur ce renvoi que plusieurs estiment qu’une modification constitutionnelle serait nécessaire.
« Est-ce qu’il y a un minimum de rationalité et d’arguments valables dans ce qu’ils défendent? La réponse est oui », croit M. Pelletier.
« Ils (le gouvernement) veulent éviter un débat judiciaire de longue haleine » – Benoît Pelletier, professeur en droit
Ce dernier pense toutefois qu’une contestation judiciaire sur le sujet serait rejetée par les tribunaux.
« Le renvoi (du juge Nadon) nous dit que les caractéristiques essentielles de la Cour sont enchâssées. Je pose la question, l’unilinguisme des juges est-il une caractéristique essentielle de la Cour suprême? Certainement pas. Poser la question, c’est y répondre. On n’est donc pas en présence d’une caractéristique essentielle de la Cour qui ne pourrait être modifiée. »
L’idéal pour ce dernier serait que le gouvernement décide de modifier la Loi sur la Cour suprême comme il veut le faire avec la Loi sur les langues officielles.
« Étant donné la question et les principes constitutionnels en cause, ça serait contesté et ça irait jusqu’à la Cour suprême du Canada. Ils (le gouvernement) veulent éviter un débat judiciaire de longue haleine ( …)Ce qu’ils ont fait toutefois en modifiant la Loi sur les langues officielles est tout à fait acceptable à mon avis », estime Benoît Pelletier.
Ottawa doit remplacer le dernier juge unilingue, Michael Moldaver, qui était le seul à utiliser les services d’interprétation. Il prend sa retraite en septembre. Lundi, le premier ministre Justin Trudeau a annoncé lancer de façon immédiate le processus en promettant un juge bilingue en provenance de l’Ontario.