OTTAWA – Les monuments de la francophonie font partie du patrimoine franco-ontarien. Si ces infrastructures sont estimées par la communauté, elles représentent tout de même un coût pour les contribuables. Venant d’une initiative communautaire, voire de municipalités, les monuments de la francophonie sont des symboles, des œuvres commémoratives. Leur nombre croît de manière significative dans les régions où habitent les francophones de la province. Les matériaux utilisés, le style et le coût de ces structures soulèvent cependant plusieurs questions.

« Quand nous apercevrons notre drapeau franco-ontarien flotter du haut de son mât de 70 pieds, nous saurons que nous sommes chez nous […], et ici pour y rester », avait un jour dit Bernard Grandmaître, le président d’honneur des Monuments de la francophonie d’Ottawa.

« J’aimerais voir des monuments partout où il y a des francophones en Ontario », avoue Tréva Cousineau en entrevue avec ONFR. Mme Cousineau a été membre du comité organisateur pour les six premiers monuments de la francophonie.

« Les comités organisateurs peuvent faire ce qu’ils veulent, chaque municipalité est libre d’ériger un monument comme elle le veut et tant mieux, puisque ça démontre notre diversité », pense-t-elle.

Il existe 18 monuments de la francophonie en Ontario. Une grande partie se trouve dans l’Est ontarien, là où se trouve la plus forte population de francophones.

Le monument de la francophonie érigé à Alfred en septembre 2023. Crédit image : Lila Mouch

Depuis 2006, date à laquelle le premier monument fut érigé au Centre éducatif du Conseil des écoles catholiques de langue française du Centre-Est (CECECLF) à Ottawa, tous ces monuments réunissent la population locale autour d’un même projet, d’un rendez-vous et d’un intérêt commun.

L’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO) a élaboré un guide pour appuyer la création d’un monument en suivant des étapes précises. Un processus qui montre tout le sérieux qu’il y a derrière ces constructions.

« En démarrant un projet de monument de la francophonie, vous contribuerez à ce que le drapeau franco-ontarien puisse marquer ‘notre place’ partout à travers la province », est-il possible de lire dans ce guide.

L’argument principal dans la construction d’un monument de la francophonie, c’est qu’il symbolise la création d’un espace commémoratif et patrimonial centré autour d’un immense drapeau franco-ontarien. On retrouve ces monuments à des points stratégiques, avec un thème central comme l’éducation, la santé, l’immigration francophone ou la culture, par exemple.

Le monument de la francophonie à Hawkesbury lors de sa construction. Source : Facebook/ Monument de la francophonie d’Hawkesbury

Malgré le consensus quasi unanime autour de la légitimité de tels projets, les monuments ont un coût que les plus petites municipalités ne peuvent se permettre. La collecte de fonds pour des communautés très minoritaires est difficile. WindsorSarnia et Pembroke en sont de parfaits exemples, puisque leurs projets de monuments n’ont toujours pas dépassé le stade de la collecte.

Certains protecteurs du patrimoine bâti franco-ontarien que nous avons rencontrés se désolent de voir des montants importants investis dans de nouveaux monuments, alors qu’eux peinent à obtenir des fonds, publics ou privés, pour sauver des bâtiments existants.

C’est aussi ce que croit l’ancien archiviste de l’Université d’Ottawa et président de la Société d’histoire de l’Outaouais, Michel Prévost. Tout en étant favorable aux monuments de la francophonie, il souligne une perte récente dans le patrimoine bâti.

« On a démoli une belle église à Pointe aux Roches en novembre. On le sait qu’il y a plein de bâtiments qui sont menacés. Mais peut-être qu’il faut développer la visibilité avant, développer un sentiment d’appartenance qui va permettre de préserver certains bâtiments. »

Commandites et collectes de fonds

Les commanditaires jouent un rôle important dans la construction d’un monument. Par exemple, pour la construction des premiers monuments de la francophonie d’Ottawa, l’entreprise Lafarge avait fourni le béton et l’armature. D’autres commanditaires, tels que la Fondation de l’Hôpital Montfort, la Ville d’Ottawa, l’Université Saint-Paul, Desjardins, la Fondation Trillium et beaucoup d’autres, déboursent des sommes pouvant aller jusqu’à 25 000 $.

Puis, il y a les donateurs individuels. Le jeu de la commandite offre au plus gros donateur la représentation la plus visible sur le monument. D’après Nicolas Gagnon de la Fédération canadienne des contribuables, les monuments sont souvent présentés en hommage à des familles ou à des compagnies donatrices. Il déplore que ces structures mettent trop l’accent sur les donateurs et les commanditaires plutôt que sur les citoyens.

Monument de la francophonie devant le Centre éducatif du Conseil des écoles catholiques de langue française du Centre-Est (CECECLF). Source : mondrapeaufranco.ca

Les sommes amassées représentent souvent des centaines de milliers de dollars. Par exemple, les monuments d’Alfred, de St-Albert et d’Embrun ont respectivement récolté 300 000, 350 000 et 400 000 $.

Style peu novateur et matériaux funéraires

L’entreprise de monuments funéraires franco-ontarienne Martel & Fils a participé à la création de onze monuments de la francophonie en Ontario. Pour Julien Martel, ce qui est cher ou ce qui ne l’est pas reste subjectif. Les coûts sont reliés aux types de matériaux, mais le granit n’est pas beaucoup plus dispendieux que le ciment.

« Quand nous avions fait le monument d’Embrun, l’équipe nous avait sollicités pour un monument en granit. De leur côté, ils avaient fait des recherches pour le faire de la même dimension, mais en ciment et avec un peu de granit pour des plaques intégrées. Ils se sont rendu compte que le budget global était presque identique. »

Lorsque questionné sur l’utilisation du granit, matériau associé aux pierres tombales, dans l’érection de monuments supposés célébrer la vitalité d’une communauté, Julien Martel justifie que « le matériau utilisé vit plus d’une quarantaine d’années ».

« De nos jours, on ne voit plus de monuments en marbre parce que c’est très poreux et salissant. (Le granit) va être beaucoup plus rigide, supporter les intempéries. La maintenance est très facile. »

Le monument de la francophonie à Clarence-Rockland. Source : mondrapeaufranco.ca

Malheureusement, les monuments en ciment, comme celui de Cornwall, voient déjà apparaître des fissures. « Éventuellement, ils vont devoir le remplacer parce qu’il ne sera plus sécuritaire pour un endroit public », croit l’expert.

Pour ce qui est du design, les comités font appel à des architectes ou dessinateurs et font valider le dessin par plusieurs personnes. « Ce sont les gens qui payent pour avoir ce monument, et j’ai déjà vu des comités proposer différents choix aux habitants. »

« Il y a un fil conducteur entre les monuments, c’est certain, admet le manufacturier, mais il est possible d’être novateur en 2024 ». Par exemple, le monument d’Alfred a commandé du granit ayant des touches de vert.

Selon Julien Martel, « il n’y a aucune croix et aucun signe religieux qui pourrait faire en sorte que les monuments de la francophonie deviennent vraiment funéraires ».

Réfléchir à la fonction

Philippe Garneau, président et directeur de création chez GWP Brand Engineering, est expert en publicité et en image de marque. Il se demande si la création d’un monument est la meilleure façon de célébrer la francophonie.

« Les monuments qui attirent notre attention et qui persistent sont ceux qui nous partagent une émotion ou une grande histoire. La statue de la Liberté représente la liberté, l’Atomium à Bruxelles représente le futur, le mémorial des anciens combattants du Viêt Nam, on n’y va pas pour rigoler », raconte-t-il.

D’après M. Garneau : « Ou bien on embaume le passé, ou on fige une idée qui va être éternelle. »

Philippe Garneau est expert en image de marque et publicité. Crédit image : GWP Brand Enginering

De ce même point de vue, l’expert explique que si l’effet désiré des monuments est d’être un point de rassemblement et de mémoire collective, « vous pouvez voir immédiatement qu’un monument est émotionnellement muet ».

L’expert voit là une « architecture défensive », soulignée par des écritures « funèbres », à l’emplacement des noms des donateurs.

M. Garneau soulève ainsi la question de la fonction du monument, rappelant que le contexte reste primordial.

Des réalisations très sérieuses

Le monument de la francophonie à l’Université d’Ottawa revêt une fonction un peu différente. Partiellement construit en bois, il est devenu un lieu de détente prisé des étudiants et constitue une étape incontournable lors des visites guidées du patrimoine franco-ontarien.

Le drapeau franco-ontarien, quant à lui, se trouve sur le campus de Lees, visible depuis l’autoroute 417.

L’ancien archiviste en chef de l’Université d’Ottawa, Michel Prévost. Crédit image : Université d’Ottawa, Robert Lacombe

Pour que les monuments vivent, il faut « les animer », croit Michel Prévost, qui était membre du comité organisateur en 2013.

« C’était tellement logique que l’Université ait un monument puisqu’il y a une présence francophone depuis sa fondation en 1848. »

M. Prévost trouve intéressant de voir que de nombreux organismes, institutions et communautés religieuses tiennent à avoir leur nom gravé sur le monument. « C’est aussi une façon d’exprimer leur appartenance à la communauté francophone », pense-t-il.

Selon l’ancien archiviste, les monuments développent un sentiment de fierté et d’appartenance. Il estime que les symboles choisis sur les monuments, tels que les graminées symbolisant l’agriculture, ou les choix de matériaux, comme le granit évoquant l’histoire des mines, contribuent à cette représentation.