ONFR, une décennie d’information en milieu minoritaire
La franchise d’information de TFO, le diffuseur public francophone de l’Ontario, a dix ans. Un clignement de paupière dans l’histoire de l’industrie médiatique, tout autant qu’un miracle dans un secteur en crise. Pourtant, en l’espace de dix ans, ONFR a trouvé son public, faisant figure d’exception au Canada. L’Ontario est en effet la seule province canadienne en milieu minoritaire à bénéficier d’un média public francophone provincial couvrant l’actualité quotidienne et les enjeux de société en français.
Lorsqu’un certain 25 septembre 2014, Jour des Franco-Ontariens, ce qu’on appelle alors #ONfr est créé, c’est une émission de huit minutes, un test lancé presque au hasard sans garantie aucune de pérennité, en plein tumulte postélectoral et budgétaire.
Sous l’impulsion de François Pierre Dufault, tout à la fois producteur, animateur et rédacteur, le bulletin hebdomadaire prend forme dans un micro studio au décor rétro inspiré de la série House of Cards, en complément d’un blog où fleurissent les premiers articles d’actualité.
« C’était le chaos, raconte-t-il. On nous a annoncé la fin de 360 (unique émission télévisée d’affaires publiques en français en Ontario) peu de temps après les élections, sans véritablement de plan de remplacement. On s’est tourné vers moi pour envisager la suite en partant d’une page blanche. »
La franchise se nommera #ONfr (pour ONtario FRançais) en référence au hashtag du moment sur le réseau social X. Quoi de mieux pour l’identifier et cerner instantanément son ADN?
Concentré sur la politique provinciale dans sa première année d’existence, le média naissant diversifie ses contenus sur la francophonie en milieu minoritaire à partir de 2015 avec l’apport de trois journalistes : Sébastien Pierroz – qui deviendra rédacteur en chef –, Benjamin Vachet (Ottawa) et Étienne Fortin-Gauthier (Toronto).
« On naviguait un peu à vue, en tentant de cerner ce qui fonctionnait et ce qui fonctionnait moins. On a construit la fusée en vol. Notre moteur, c’était la passion commune qu’on avait pour la communauté franco-ontarienne », relate Benjamin Vachet qui se spécialisera dans la politique fédérale et la francophonie canadienne. « On se disait qu’on était là pour une saison sans savoir si cela n’allait pas s’arrêter de façon soudaine. »
La politique comme point de départ, la francophonie pour horizon
« Nos audiences nous confortaient dans l’idée d’élargir les sujets au-delà de la lorgnette politique », se remémore par ailleurs Sébastien Pierroz qui introduit avec ses collègues, des nouvelles francophones hors parlement dans les domaines de l’éducation, de la santé et des droits linguistiques.
En même temps que s’affirme une expertise politique provinciale et fédérale, des sujets ayant trait aux minorités de langues officielles dans l’ensemble du Canada trouvent écho par-delà les frontières au Nouveau-Brunswick, en Alberta ou encore en Colombie britannique.
« ONFR a joué un rôle d’avant-plan dans son suivi de la modernisation de la Loi sur les langues officielles, illustre à ce propos le sénateur acadien René Cormier qui fut président du comité sénatorial des langues officielles. Ce média a sensibilisé et instruit les communautés francophones à travers le pays sur les débats, étape par étape, à un moment charnière du texte. »
L’arrivée de la productrice Linda Godin, en 2016, coïncide avec une phase d’expansion. L’apport de Jean-François Morissette, Rozenn Nicole et Didier Pilon double la taille de la rédaction et, pour la première fois, la franchise s’implante dans le Nord avec un poste permanent de journaliste à Sudbury en tandem avec un réalisateur, en même temps qu’elle accroit sa présence au siège torontois. C’est à cette période que son identité numérique s’affirme, le blog se changeant en site web d’information et l’émission télévisuelle étant abandonnée.
Mais deux ans plus tard, ces efforts sont anéantis. TFO sabre dans son budget. Six employés (sur dix) dont la productrice et trois journalistes perdent leur emploi. La nouvelle suscite le tollé en Ontario français. Dans une lettre ouverte, chercheurs et leaders francophones demandent des comptes au diffuseur public.
2018-2019 : le choc, le sursaut et la métamorphose
« Ça a été un choc car on perdait entre autres la présence à Queen’s Park d’un média qui gardait un œil sur les décisions gouvernementales et qui rejoignait toute la francophonie », se souvient Carol Jolin, ancien président de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario, mandaté par la communauté pour exhorter la direction à faire machine arrière.
Par un habile tour de passe-passe, la chaine fusionne finalement deux de ses franchises en 2019 : #ONfr et la production magazine 24.7. L’actualité rejoint le documentaire pour donner naissance à quelque chose de « plus » : ONFR+ traitera désormais de tous les aspects francophones, de la nouvelle écrite au reportage vidéo.
Sous la houlette de la nouvelle productrice, Gisèle Quenneville, animatrice à succès des émissions Panorama, RelieF et Carte de visite, une équipe d’une dizaine de membres met en scène l’information : journalistes, réalisateurs et réalisateurs-associés repensent l’information en ligne, appuyés par une assistante à la réalisation, une gestionnaire de communauté et une coordonnatrice de soutien à la production.
« On s’est dit qu’on aurait sûrement une plus grande force de frappe si on unissait nos forces, se souvient Gisèle Quenneville. Au-delà de simplement fusionner ces deux franchises, l’idée était de délimiter, préciser la ligne éditoriale de tout le contenu d’actualité de TFO. On n’avait pas les moyens d’être un média généraliste, alors on s’est concentré sur la francophonie ontarienne en jumelant des journalistes à des réalisateurs capables de travailler ensemble sur des sujets qui informent, démystifient, divertissent. »
La même année, j’intègre cette équipe comme reporter et rejoins trois « historiques » : les journalistes Sébastien Pierroz, Benjamin Vachet et Étienne Fortin-Gauthier. « Ce qui a fait la force d’ONFR durant toutes ces années, observe ce dernier, c’est cette capacité à se réinventer constamment. Téléjournal de huit minutes, émissions spéciales, directs à la télé puis sur Facebook, séries, podcast… On a changé en continu, mais dans un monde des médias aussi changeant que le nôtre, c’est un beau modèle. On n’a pas réduit la francophonie à la sphère communautaire, on l’a au contraire fait éclater à tous les niveaux, en traitant des sans-abri, de l’immigration, de la crise du logement, etc. »
L’oeil critique et créatif des réalisateurs
Parallèlement au travail des reporters, on assiste à une montée en puissance des productions. À la réalisation, Andréanne Baribeau, Joanne Belluco (Toronto), Jean-Philippe Bélanger (Ottawa) et Éric Bachand (Sudbury) produisent des sujets allant au-delà de la manchette, donnant du relief aux aspérités de la francophonie minoritaire. Le public plébiscite, la profession salue, comme en attestent plusieurs prix en journalisme.
Un Jasmin pour la série Nomade en 2020, sera suivi d’une mention honorable au prestigieux prix Hillman pour la série Les accents, ainsi qu’une médaille d’or la même année et une autre d’argent aux Prix d’excellence en publication numérique pour Croquis littéraire : Moi Sam, Elle Janis (2022) et Au pied du mur, dossier consacré à la crise du logement (2023). Quant à la série Stuck., elle se distinguera dans plusieurs festivals canadiens et étrangers.
« ONFR a apporté un vent de fraicheur, de qualité à travers ses documentaires et reportages non didactiques, au dynamisme et réalisme très réfléchis et en même temps ancré dans les vraies personnes », juge Marcelle Lean, directrice générale et artistique de Cinéfranco, le festival international du film francophone de Toronto.
À partir de 2021, tandis que Sébastien Pierroz prend les rênes de la production, l’équipe rédactionnelle, miroir de la profession, se féminise. Inès Rebei (Sudbury), Rachel Crustin (Culture), Lila Mouch (Ottawa), ainsi que les correspondants parlementaires Sandra Padovani (Queen’s Park) et Pascal Vachon (Colline du Parlement) dénichent de nouvelles histoires, animent conférences et festivals, partent en reportage aux quatre coins de l’Ontario, au Nouveau-Brunswick, en Saskatchewan, en Nouvelle-Écosse, en renfort d’un pigiste sportif et d’un contingent de chroniqueurs.
Le contexte est stimulant pour le rédacteur en chef que je deviens alors. Pour la première fois, la franchise se dote d’un poste permanent spécialisé dans la culture et d’un autre dédié à l’Est ontarien, en même que s’intensifient les contenus dans une autre région-bastion de la francophonie : le Nord.
Alors que partout au pays, face à l’érosion ou la stagnation des revenus et des audiences, les grands diffuseurs, publics comme privés, coupent dans leur personnel depuis deux ans (TVA, Quebecor, Radio-Canada, TFO sans toucher cette fois au personnel journaliste), ONFR parvient à manœuvrer en eaux troubles en misant sur les réseaux sociaux avec des contenus dédiés.
À la conquête des réseaux sociaux malgré le caillou Meta
Réalisateurs et journalistes convergent sur des projets communs, les premiers collant de plus en plus à l’actualité, les seconds apparaissant face caméra. Le résultat : une information dynamique, incarnée, pensée d’abord pour les réseaux sociaux avec, pour tête de proue, Instagram. Capsules, reels, explainers, vox pop et carrousels y fleurissent, avec l’appui de gestionnaires de communauté à l’affût des audiences et des tendances. Présent sur X, YouTube (depuis 2014), Facebook (2016) et Instagram (2018), ONFR totalise près de 53 000 followers sur ses quatre plateformes.
« Quand tu fais de la vidéo, tu n’as pas d’autre choix que de t’adapter continuellement aux différentes plateformes, décrypte la réalisatrice-coordonnatrice Andréanne Baribeau. On a délaissé les topos longs pour aller sur des contenus majoritairement verticaux, plus courts, sans rogner ni sur l’information ni sur l’esthétique. Il faut se démarquer dans un univers où les gens scrollent sans s’attarder. Il faut trouver des approches innovantes de réalisation et de graphisme pour les agripper, les embarquer dans notre histoire. »
En 2023, à la faveur d’une refonte des marques de TFO, ONFR+ devient ONFR/TFO avec pour objectif un rapprochement mutuel de la chaine éducative et de sa franchise d’information. Dans la foulée, son site internet se modernise, multipliant les actualités courtes en même temps qu’il lance un long format : Grand Angle, une rubrique ambitieuse dédiée aux récits et magazines numériques.
Mais face au blocage des médias par le géant du web Meta sur ses plateformes Facebook et Instagram, le site (et ses 24 000 visiteurs uniques) redevient le navire amiral de la franchise, tandis que s’affine la stratégie YouTube et que chemine l’idée d’un balado qui devrait voir le jour en 2025.
Quatrième pouvoir et vigie des langues officielles
De la crise de l’Hydro en 2014 au scandale de la ceinture de verdure en 2023 en passant par le fracas des coupes du Jeudi noir de l’Ontario français, ONFR a joué son rôle de quatrième pouvoir en couvrant les principales controverses politiques sous deux gouvernements. Témoin et décrypteur de grands acquis franco-ontariens comme la création de l’UOF ou le renforcement de la Loi sur les services en français, et souvent qualifiée de chien de garde des francophones, la franchise ne s’est jamais imaginée en courroie de transmission des leaders institutionnels, mais a au contraire tracé le sillon d’une information indépendante, vérifiée et équilibrée, mettant en lumière des enjeux ignorés des médias de masse ontariens.
Elle a également assis son expertise sur les langues officielles et les enjeux fédéraux, tout en se saisissant des thèmes de la culture, de l’immigration ou encore de l’éducation, vecteurs identitaire d’une communauté diversifiée en perpétuelle mutation.
Avant tout numérique aujourd’hui, elle est capable de se mobiliser à chaque élection en organisant des débats sur le terrain et en couvrant en direct les soirées électorales en ondes, autant qu’elle sait faire montre de créativité sur les médias sociaux.
« Avec la culture, le sport, la vidéo, Instagram… ONFR a considérablement élargi ses horizons dans les dernières années au bénéfice de sa réputation et de l’accès à l’information des francophones en situation minoritaire », observe Linda Godin.
« J’aurais aimé faire dès le départ ce qu’ONFR est devenu : un média 100 % numérique, salue François Pierre Dufault, pionnier de la franchise. Ce que vous faites avec si peu est incroyable. »
« Voir que dix ans plus tard, avec encore d’excellents contenus, et continue d’être pertinent, c’est la plus belle réussite », croit Benjamin Vachet.
« ONFR s’est progressivement mué en miroir et carrefour d’une communauté éparpillée dans la province. Elle nous unit, résume Gisèle Quenneville. C’est un incontournable pour s’informer en Ontario français et ça doit le rester. »
« On a besoin d’être branché partout et tout le temps, on a besoin que les nouvelles circulent dans toute la communauté et ONFR est un maillon essentiel de ce réseau-là », abonde Carol Jolin.
« ONFR est un ajout formidable à l’offre médiatique, en particulier en ce qui a trait aux enjeux franco-ontariens. Ce ne sont pas les grands médias, surtout les médias anglophones, qui vont en parler. Avoir des journalistes dans nos communautés est l’assurance de se voir refléter dans les médias qu’ils consomment », témoigne la politologue Stéphanie Chouinard, régulièrement sollicitée pour son expertise.
« Il y a une telle diversité de points de vue et de réalités dans la francophonie canadienne qu’il est absolument essentiel qu’elle se reflète dans les médias, soutient le sénateur René Cormier. ONFR contribue à cela. Dans un contexte de forte polarisation, il est important d’avoir des médias de proximité capables de couvrir et analyser l’actualité politique pour éclairer les citoyens. »