Voici comment une simple rencontre de 2016 a façonné la plus grosse refonte du régime linguistique canadien
OTTAWA – Le gouvernement Trudeau a récemment fait adopter le projet de loi C-13, qui a modernisé la Loi sur les langues officielles (LLO), pour la première fois depuis 1988, mais la plus importante modification à cette loi constitutionnelle, depuis son entrée en vigueur en 1969, sous l’impulsion du premier ministre Pierre Elliott Trudeau. Voici comment, cinq ans après l’avoir promis, deux élections et une pandémie, les libéraux ont finalement tenu leur engagement.
On est à la fin 2015, le gouvernement Trudeau vient de rentrer en poste, avec une majorité, en promettant « un vrai changement » à Ottawa et du renouveau : légalisation de la marijuana, instauration d’un cabinet paritaire, renoncement à l’équilibre budgétaire, etc. En Langues officielles, les troupes de Justin Trudeau promettent de remettre en place le programme de contestation judiciaire, mais rien de proche d’une refonte de la Loi sur les langues officielles pour Mélanie Joly, la ministre du Patrimoine canadien, qui chapeaute les Langues officielles.
Elle effectue toutefois des consultations pour son Plan d’action sur les langues officielles réunissant l’ensemble des organismes de la francophonie canadienne. L’ancien président de l’Association canadienne-française (ACFA) de l’Alberta, Jean Johnson, se souvient d’un avertissement qu’il avait reçu, à la veille d’une de ces rencontres entre intervenants et la ministre à Ottawa en décembre 2016.
« On me disait, la ministre n’a pas d’appétit pour des modernisations (de lois), ne lui en parle pas, », relate-t-il en entrevue. « Mais le lendemain, par pur hasard, elle vient s’assoir à côté de moi et me dit : ‘’Toi Jean Jonhson, que veux-tu dire à ta ministre?’’ Alors j’ai pris ma chance… Après avoir interrompu la discussion de groupe, c’était Jean Johnson qui parlait, mais on avait besoin de vérifier si je n’étais pas tombé sur la tête! »
Et de poursuivre : « Je lui ai dit devant tout le monde : ‘’On est rendus en 2016 et on a besoin d’une refonte complète de ce projet de loi. On a besoin de la moderniser au niveau des aspirations de nos communautés. Sans ça, on n’est pas capable de survivre. On a besoin du projet de loi ».
« Quelques instants plus tard, les gens se sont levés pour applaudir. Ça été spontané et quand ils se sont rassis, ça l’avait bien l’air qu’on commençait à travailler sur la modernisation d’un nouveau projet de loi », relate celui qui a été élu quelques mois plus tard à la tête de la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFA).
Alors que l’idée semble être tomber dans l’oreille d’un sourd pendant quelques mois, le Sénat lance le bal en mai 2017, propulsé par la sénatrice franco-albertaine Claudette Tardif en procédant à une vaste étude qui prendra fin en 2019 pour le 50e anniversaire de la Loi sur les langues officielles. En juin 2018, Justin Trudeau, à près d’un an des élections, promet en Chambre que son gouvernement ira de l’avant suite à la pression des communautés, mais aussi d’un jugement fédéral critiquant le régime linguistique fédéral comme insuffisant.
Un livre blanc
En mars 2019, la FCFA met de l’avant son projet de loi modèle en espérant un libellé dans les mois suivants. Le résultat? En février 2021, un livre blanc sur l’avenir des langues officielles et non un projet de loi.
« On a parlé de ça pendant plusieurs années. Personne n’a jamais douté qu’il fallait continuer et le faire, mais il y a eu des moments de découragement », relate le directeur général de la FCFA Alain Dupuis.
« On aurait pu y aller tout d’un coup et se flamber. Il faut se rappeler qu’on était un gouvernement minoritaire (…). Notre objectif était que la loi passe et on voulait aller aussi vite qu’on voulait, mais ce n’était pas facile de reconstruire une loi quasi constitutionnelle qui allait réellement freiner le déclin du français », indique une source au gouvernement proche du dossier à l’époque.
S’en suit un premier indice : la reconnaissance du déclin du français dans le discours du trône de 2020. Entre-temps, la pandémie survient et, rapidement, la machine fédérale doit changer de cap, ralentissant une possible refonte de la LLO.
Dans le même temps, au Québec, élue avec une forte majorité, la Coalition Avenir Québec (CAQ) entame un premier mandat. Le premier ministre François Legault et son gouvernement travaillent sur une réforme de la Loi 101, qu’ils déposent finalement en mai 2021. Dans celle-ci, le gouvernement québécois affirme que les entreprises de compétence fédérale devront suivre son régime linguistique, de quoi jouer dans les plates-bandes d’Ottawa.
La ministre Joly dépose alors par la suite C-32, la première version de ce changement à la Loi sur les langues officielles en juin 2021, mais c’est un secret de polichinelle à Ottawa que l’on se dirige vers des élections et que C-32 est destiné à mourir au feuilleton.
Après les élections, les Canadiens reconduisent un gouvernement similaire. Justin Trudeau rebat quelques cartes au sein de son cabinet et Mélanie Joly est promue aux Affaires étrangères. Le dossier des Langues officielles et la crise linguistique de 2018 en Ontario lui auront permis de fortement redorer son blouson.
L’arrivée d’une nouvelle joueuse
Arrive alors Ginette Petitpas Taylor, une Acadienne exclue du cabinet pendant près de deux ans (2017-2019) après avoir été à la Santé. Au Québec, les attentes sont plutôt basses alors que l’on passe d’une personnalité connue dans la Belle Province à une parfaite inconnue aux yeux de la majorité.
« Quand j’ai rencontré le premier ministre la journée qu’il m’avait nommé comme ministre, je me souviens qu’il m’avait dit ‘’Ginette, on a une Loi qu’on doit déposer et qu’on veut faire adopter’’. J’avais reçu mes marching orders tout de suite », confie l’ancienne travailleuse sociale en entrevue, quelques jours après avoir obtenu la sanction royale.
La modernisation de la Loi sur les langues officielles est toujours dans les plans, mais après près de cinq ans dans la sphère publique, le dossier commence à devenir répétitif. La ministre dépose sa version avec le projet de loi C-13 au début du mois de mars 2021. Mais quelques semaines plus tard, éclate la saga avec le président d’Air Canada Michael Rousseau qui vient s’ajouter à la nomination quelques mois plus tôt de la gouverneure générale Mary Simon, ne parlant pas français.
« Il ne sait pas comment il (Michael Rousseau) nous a aidés celui-là. Le fait qu’il ait dit qu’il pouvait vivre à Montréal pendant 14 ans sans apprendre le français, ça en a fâché beaucoup… Quand le Québec commence à parler du déclin du français, ça vient aider à propulser le dossier à l’avant-scène », estime en rétrospective Liane Roy, présidente de la FCFA.
Si elle a fait ce que son gouvernement avait été incapable de faire pendant près de cinq ans, le parcours n’aura pas été des plus faciles, reconnait la ministre Ginette Petitpas Taylor. Retard et contestation interne ont ponctué ses derniers mois qui ont été « parmi mes plus difficiles » en politique, admet-elle.
Elle pointe alors vers son mur où sont accrochés ses projets de loi : la réforme du Guide alimentaire canadien et celui sur la légalisation de la marijuana. Deux dossiers qu’elle avait menés comme ministre de la Santé.
« Là, je vais remplir l’espace sur ce mur-là avec mon projet de loi sur les Langues officielles », montre-t-elle dans son bureau surplombant la Rivière des Outaouais. Mais cet espace aurait très bien pu rester vide au moins pour quelques mois de plus ou à jamais.
Le « show de boucane du Montreal Island »
Pendant l’hiver, le caucus libéral éclate sur son projet de loi. Les députés anglo-québécois critiquent la réforme en raison de l’inclusion de la Charte de la langue française du Québec à l’intérieur du libellé. L’ancien ministre Marc Garneau, ses collègues Anthony Housefather et Emmanuella Lambropoulos pestent en public contre C-13, ce qui fait sortir le député franco-ontarien Francis Drouin de ses gonds, qualifiant de « show de boucane » le comportement de ses collègues du « Montreal Island ». Même le ministre Marc Miller remet en doute son appui au projet de loi, rompant possiblement avec le principe de solidarité ministérielle. En coulisses, on chuchote qu’un tel projet de loi ne passera pas auprès du caucus et du bureau du premier ministre.
« Quand on entendait les déclarations, c’était un peu inquiétant, » ne cache pas Liane Roy. « On a passé quelques coups de fil, on est allé leur parler. On voulait se faire rassurer pour s’assurer qu’il y ait quelqu’un quelque part qui contrôlait la situation. »
« J’ai dit à mon équipe, à maintes reprises, que la faillite n’était pas une option » – Ginette Petitpas Taylor
« Ça ventilait parfois dans les réunions avec mon équipe », souffle Mme Petitpas Taylor, qui ne cache pas que ses origines néo-brunswickoises ajoutaient un poids sur ses épaules. « Mais j’ai dit à mon équipe, à maintes reprises, que la faillite n’était pas une option. »
Quelques mois auparavant, l’arrivée d’un nouveau ministre des Relations canadiennes Jean-François Roberge, beaucoup moins porté sur la confrontation avec Ottawa que l’a été son gouvernement par le passé, apporte un renouveau au dossier.
« On a eu un souper ensemble. où l’on a passé quelques heures ensemble et ça l’a cliqué tout de suite, on a pu voir qu’on avait les mêmes objectifs », affirme la ministre Petitpas Taylor.
S’en suivent ensuite, en coulisses à Ottawa et Québec, des négociations sur plusieurs semaines entre les fonctionnaires et cabinets ministériels. Car au bout de la ligne, l’un a besoin de l’autre. Dans le camp libéral, il existait une crainte qu’il soit trop difficile d’obtenir la majorité, autant au sein du caucus libéral que dans l’opposition sans un appui fort de Québec. La province craint de son côté que les entreprises de juridictions fédérales se réfugient vers un régime linguistique plus faible à Ottawa.
« C’était une posture d’affirmation nationale et de main tendue », juge aujourd’hui M. Roberge en entrevue. « Des deux côtés, les deux ministres, on voulait trouver quelque chose qui allait fonctionner pour tout le monde. Ça n’a pas été facile, mais on a trouvé quelque chose qui a été salué par pas mal tous les observateurs. »
« On avait tout simplement les deux ministres ensemble au bon moment. J’aime ça collaborer avec les gens, la chicane ce n’est pas mon style… Je pense que les Québécois et les Canadiens voient ça comme de la fraîcheur, genre, wow, la province (Québec) et le fédéral peuvent s’adonner ensemble (sur la langue) », soutient la représentante acadienne.
Fort de cet appui de la Belle Province, le projet de loi C-13 obtient un vote quasi unanime à la Chambre des Communes et au Sénat. En quelques jours, se sont enchaînées l’adoption de la mouture et la sanction royale, un moment qu’attendaient les communautés francophones depuis 2017.
« Un peu plus de six ans plus tard, on l’a eu notre bénédiction papale », résume Jean Johnson.