Contrastes et parallèles : les minorités linguistiques du Québec et de l’Ontario
Tout au long de la semaine, ONFR explore les réalités des minorités de langues officielles au Québec et en Ontario dans un contexte de tensions linguistiques dans la Belle Province.
Les réalités des minorités linguistiques anglophones au Québec et francophones en Ontario diffèrent considérablement en termes de contexte historique, de soutien institutionnel et de financement. Tandis que les anglophones au Québec disposent de nombreux atouts liés à leur maîtrise de la langue majoritaire du Canada, les francophones en Ontario doivent constamment lutter pour préserver et développer leurs acquis linguistiques et culturels.
Alors que l’Office québécois de la langue française vient de dévoiler son rapport sur l’état du français dans la province, la minorité anglophone partagerait de plus en plus de similarités avec la minorité francophone en Ontario.
Au regard des récents développements au Québec, notamment avec le projet de loi 96, du faible capital sympathie dont jouissent les anglophones au Québec ou encore du débat sur les universités anglophones à Montréal, mis en lumière par l’affaire impliquant le député fédéral Francis Drouin, des experts parlent d’un déclin de la minorité anglophone au Québec et croient que le contraste serait en fait amoindri entre les deux groupes.
De nombreuses études sociolinguistiques ont longtemps comparé ces minorités et examiné comment l’une et l’autre peuvent s’influencer. C’est d’ailleurs le travail de Shana Poplack, directrice du laboratoire de sociolinguistique de l’Université d’Ottawa. La chercheure, qui travaille sur les effets linguistiques du contact entre langue minoritaire et langue majoritaire, a publié plusieurs études à ce sujet.
« Tant la minorité francophone que la minorité anglophone sont convaincues que le contact avec la langue majoritaire ont produit des changements nocifs à la langue réceptrice, indique-t-elle, mais les résultats de nos recherches empiriques ont démontré clairement – à l’encontre des idées reçues – que tel impact, si impact il y a eu, est minime. »
Cela sous-entend que l’idée selon laquelle la minorité anglophone anglicise le Québec serait peut-être erronée. Et l’inverse vaudrait pour la minorité francophone en Ontario.
D’après le sociolinguiste et professeur émérite de l’Université du Québec à Montréal, Robert Bourhis, « si les statistiques montrent que les gens parlent moins français à la maison, le nombre de personnes qui connaissent la langue est confortable au Québec : 94 % des gens peuvent parler français, parce que oui, de nombreux anglophones parlent français ».
D’après le chercheur, les anglophones qui sont restés au Québec malgré les exodes des populations anglophones vers l’Ontario et le reste du Canada, suite aux deux référendums pour l’indépendance et la séparation du Québec ou encore la crise d’Octobre… ces anglophones ont choisi de participer à la vitalité québécoise et sont devenus pour beaucoup bilingues.
Le professeur rappelle que ceux qui choisissent de parler anglais à la maison ont entièrement le droit, et le gouvernement n’a pas à dicter cela. Il croit fermement qu’en aménagement linguistique « on ne doit pas utiliser la langue d’usage à la maison comme un indicateur du déclin d’une langue ou de l’avancée d’une langue ».
L’expert est d’avis que « pour le nationalisme québécois, le français est en danger, parce que l’usage du français à la maison n’est pas commensurable à celui de la connaissance du français, à 94 % dans la population générale et à 100 % chez les Québécois francophones ».
Dans le dernier rapport sur la situation linguistique au Québec dévoilé par l’Office québécois de la langue française (OQLF), l’immigration, les jeunes et le bilinguisme des villes telles que Montréal et Gatineau sont mis en porte-à-faux en lien avec l’état du français dans la province.
Pour Robert Bourhis, il est évident que, pour le ministre de la Langue française, Jean-François Roberge, il est catastrophique que les jeunes s’intéressent au bilinguisme. Or, « les jeunes Québécois comprennent très bien que le bilinguisme est un atout et qu’il n’est pas nécessairement soustractif ».
En Ontario, le bilinguisme est souvent acquis de naissance chez les Franco-Ontariens, puisque les couples exogames y sont monnaie courante.
Au Québec, le taux de bilinguisme a augmenté, surtout chez la minorité anglophone et aussi chez les francophones : en 2001 (A = 65,9 % et F = 37,7 %) et en 2021 (A = 67,1 % et F = 42,2 %), selon les travaux de M. Bourhis.
Le document de l’OQLF révèle que les derniers recensements démontrent une augmentation du nombre de personnes de langue maternelle française au Québec (+ 4 910 personnes entre 2016 et 2021). Pourtant, le poids démographique des Québécois parlant principalement le français à la maison a diminué, passant de 80,8 % à 78,9 %, au profit de l’anglais, passant de 10,4 % à 11,1 % et des autres langues.
En Ontario, « le tiers des Franco-Ontariens a adopté l’anglais comme principale langue d’usage à la maison, alors qu’au Québec c’est à peine plus de 10 % de la population anglo-québécoise qui parle anglais à la maison », estime le chercheur.
Le déclin du français au Québec selon les experts
Jean-Pierre Corbeil est professeur de sociologie à l’Université Laval et auparavant directeur adjoint à la division de la diversité et de la statistique socioculturelle de Statistique Canada.
Selon lui, lorsqu’on parle d’une possible noyade démographique des francophones au Québec, la réalité est beaucoup plus complexe que cela.
Par le passé, le sociologue avait déjà parlé de « panique morale », définie comme étant un processus de diabolisation d’une catégorie sociale présentée comme une menace. C’est aussi l’exagération de l’importance de certains événements, notamment en utilisant des expressions sensationnalistes.
Une nuance à prendre en compte, pense le chercheur. D’ailleurs, dans une recherche sociographique à venir de l’Université Laval, plusieurs analystes ont recensé toutes les mentions de cette notion de « déclin du français » dans les médias. Cette recherche dévoile qu’avant 2017, « c’était à peu près totalement absent dans les médias, alors que ce terme est monté finalement à 3000 mentions en 2022 ».
En bref, bien que le « déclin » du français à la maison ait lieu depuis 2001 au Québec, ce n’est que plus tard qu’il a fait les manchettes.
En Ontario, le français perd du terrain lui aussi. En dix ans, de 1991 à 2021, le poids démographique de ces résidents a baissé, passant de 4,8 % à 3,4 %.
Si 594 735 personnes parlent français à la maison, plus de 1,5 million d’Ontariens disent parler les deux langues officielles. La proportion de bilingues serait donc en augmentation.
Raymond Mougeon et Edouard Beniak, dans Linguistic Consequences of Language Contact and Restriction : The Case of French in Ontario (1994), disaient déjà que le pourcentage élevé de mariages mixtes entre anglophones et francophones (exogamie) en Ontario était l’un des principaux facteurs responsables de l’anglicisation des Franco-Ontariens dans cette province.
D’après M. Corbeil, qui œuvre dans le domaine de la démolinguistique et étudie la situation linguistique au Canada, « il y a des communautés francophones en Ontario, puis il y a des communautés anglophones au Québec. Ces communautés-là ne vivent pas toutes la même réalité ».
Ceci étant dit, les ressources, les institutions dont disposent la plupart des Anglo-Québécois dans la grande région de Montréal ne sont pas sur un même point d’égalité que les Franco-Ontariens à Ottawa ou ailleurs en province.
Sur ce qui est des services et institutions : « La plupart des Anglo-Québécois ont accès à des services dans leur langue. Les institutions sont souvent bilingues et tenues par la loi d’offrir des services dans les deux langues. Alors qu’en Ontario, même s’il y a la Loi sur les services en français, c’est souvent une lutte de tous les instants », rappelle M. Corbeil.
Le cas du postsecondaire au Québec et en Ontario
L’Ontario peut aujourd’hui compter sur plusieurs institutions postsecondaires de langue française, telles que l’Université de l’Ontario français à Toronto, l’Université d’Ottawa et l’Université Saint-Paul (toutes deux bilingues), ainsi que l’Université de Sudbury, l’Université de Hearst, le Collège Boréal ou encore La Cité à Ottawa.
Au Québec, il existe neuf institutions postsecondaires anglophones, comprenant à la fois des universités et des collèges (CEGEPs). Parmi les plus connues, on trouve l’Université McGill, l’Université Concordia, l’Université Bishop’s et le Collège Dawson. Presque toutes ces institutions sont situées à Montréal ou dans ses environs, sauf le Collège Héritage, qui est le seul établissement anglophone à l’ouest du Québec, dans la ville de Gatineau.
Selon Jean-Pierre Corbeil, bien qu’il existe un réseau bien établi d’enseignement de la langue anglaise du primaire au postsecondaire au Québec, les effectifs des écoles anglophones ont diminué depuis de nombreuses années.
À ce titre, M. Bourhis explique également que la Loi 101 a restreint l’accès des allophones et des francophones aux écoles anglophones, et la Loi 14 (anciennement le projet de loi 96), fixe des limites quant au nombre total d’inscriptions dans les cégeps de langue anglaise.
Par exemple, au Collège Dawson, cela signifie qu’ils peuvent inscrire un maximum de 7915 personnes chaque année.
En Ontario, il est impossible de ne pas mentionner le « jeudi noir » de 2018, lorsque le gouvernement progressiste-conservateur a mis fin au projet de création de l’Université de l’Ontario français (UOF) – qui a finalement vu le jour en 2020 – et a transféré les responsabilités du commissaire aux services en français au Bureau de l’Ombudsman de l’Ontario.
Récemment, le refus de financement de l’Université de Sudbury a été perçu comme un recul pour la communauté franco-ontarienne, qui voit dans l’éducation en langue minoritaire un élément crucial de sa pérennité. D’un autre côté en mars dernier, le gouvernement provincial ontarien révélait qu’il ferait des étudiants étrangers francophones une cohorte prioritaire dans la délivrance des permis d’études.
Enfin, s’il est facile de constater que l’enseignement en anglais au Québec subit de nombreuses restrictions, les questions de financement de ces instituions n’est évidemment pas comparables à celui des établissements franco-ontariens qui pour la plupart souffrent d’un sous-financement et d’inscriptions en baisse, comme l’a énoncé le rapport sur la viabilité du post-secondaire, le rapport Harrison en novembre 2023.
Pour démystifier la formule de financement des universités québécoises, une analyse plus approfondie est nécessaire. Toutefois, M. Corbeil affirme qu’il existe un sous-financement chronique des institutions postsecondaires anglophones au Québec, estimé à environ 1,4 milliard de dollars.
À noter, que d’après M. Corbeil, « beaucoup de francophones étudient à McGill ou Concordia, et parlent principalement le français à la maison ou avec leurs amis. En fait, dans plus de 80 % des cas ».
Compte tenu de ces informations sur les établissements de la minorité anglophone, la question de l’anglicisation du Québec par les universités anglophones est redevenue d’actualité. Cela fait suite à la réaction du député franco-ontarien Francis Drouin en comité des Langues officielles, après que deux experts aient suggéré que l’Université McGill, l’Université Concordia et l’Université Bishop’s contribuent au déclin du français.
L’expert ajoute que de croire que les universités ont un tel impact, « c’est surestimer gravement l’influence et le rôle de ces universités-là, alors que dans bien des cas, c’est beaucoup plus des facteurs de milieux ».
Selon M. Bourhis, « le bilinguisme est additif et non soustractif », et c’est pourquoi les universités comme McGill, Concordia ou Bishop’s n’anglicisent pas le Québec.
Et de rajouter : « Hélas, on vit une situation en ce moment de polarisation intergroupe qui attise un peu les nationalismes ethniques qui existent dans toutes les sociétés, mais qui, en ce moment, sont assez saillants dans le contexte québécois. »
Le déclin des anglophones
Enfin, les anglophones seraient en perte de statut institutionnel : « On retrouve aussi des indicateurs très intéressants depuis deux, trois recensements sur le salaire médian des anglophones qui est moindre que celui des francophones », explique M. Bourhis.
Au cours des vingt-cinq dernières années, la situation socioéconomique de la minorité anglophone au Québec a considérablement décliné, d’après les experts.
Dans les travaux de M. Bourhis, les recensements montrent que le salaire médian annuel des anglophones était inférieur à celui des francophones en 2011 (A = 27 213 $ et F = 29 432 $) et en 2021 (A = 32 000 $ et F = 37 200 $).
Une tendance similaire pour ce qui est des taux de chômage des anglophones étant plus élevé que celui des francophones ainsi que la proportion de la population vivant sous le seuil de pauvreté étant plus élevée chez les anglophones que chez les francophones.
En Ontario, les données du recensement de Statistique Canada révèlent que les francophones ont un revenu moyen supérieur à celui des anglophones de la province. En 2021, les Ontariens de langue maternelle française avaient un revenu moyen de 61 350 $, soit environ 7 % de plus que leurs homologues anglophones.
Cette année-là, les Franco-Ontariens ont constaté une augmentation de 17 % de leur revenu moyen par rapport à celui de 2016.
Le revenu supérieur des francophones en Ontario pourrait s’expliquer par leur niveau de scolarité généralement plus élevé que celui des anglophones, ainsi que par leur bilinguisme.
« Le recul des anglophones au Québec est d’abord institutionnel, pense M. Bourhis, ça a été le cas avec la perte des d’hôpitaux anglophones au Québec. »
Tous les hôpitaux anglophones créés par les anglophones sont dorénavant des institutions bilingues, comme l’Hôpital général juif et l’Hôpital de St. Mary. Il existerait environ 50 établissements de santé bilingues au Québec, alors qu’en Ontario, l’Hôpital Montfort est le seul hôpital francophone de la province. D’autres hôpitaux promettent d’offrir des services en français dans les régions désignées de l’Ontario en vertu de la Loi sur les services en français, tel que l’Hôpital général d’Hawkesbury ou encore le Centre hospitalier pour enfants de l’est de l’Ontario (CHEO).
« Il y a des hôpitaux qui ont un capital humain très anglophone et qui doivent servir les francophones autant que les anglophones et c’est la loi qui l’oblige. »
Les anglophones représentent environ 8 % de la population totale du Québec. Les francophones représentent environ 4 % de la population totale de l’Ontario.
Enfin, selon Robert Bourhis, une différence majeure dans la sociologie de ces communautés réside dans le fait que les Anglo-Québécois ont été une minorité élite qui a fondé et développé leurs institutions. En revanche, les Franco-Ontariens n’ont jamais occupé une position de domination en Ontario. Ils ont toujours été une minorité souvent dévalorisée et défavorisée, occupant fréquemment des emplois peu rémunérés.
« Là est la plus grande différence. »