Sonya Malaborza, habiter dans les livres

[LA RENCONTRE D’ONFR]
Traductrice, éditrice et autrice, Sonya Malaborza rencontre le succès chaque fois qu’elle touche au monde des livres. Son nouveau défi depuis l’été : le poste de codirectrice générale et directrice d’édition d’une maison d’édition cinquantenaire, Prise de parole (PDP). Est-ce qu’une francophone du Nouveau-Brunswick peut mener à bout de bras ce pilier franco-ontarien? Celle qui en était déjà l’éditrice pour l’Acadie compte bien prouver que oui.
« Vous êtes née au Nouveau-Brunswick, d’une mère gatinoise et d’un père italo-montréalais. Vous considérez-vous Acadienne?
C’est compliqué. J’ai souvent des conversations à ce sujet. Je sens une appartenance avec l’Acadie, parce que c’est le lieu où j’ai grandi. Mon français est marqué par les pratiques langagières acadiennes. Je connais bien le territoire, les gens, les références historiques et culturelles. Mais reste que je n’ai pas un nom acadien. Tout le côté d’appartenance historique, construit par un lien avec la déportation, je ne l’ai pas. D’ailleurs, je creuse cette question dans mon livre, Prendre racine.
Qu’est-ce qui vous a donné l’envie d’écrire sous forme de courts récits historiques, et de les livrer selon votre perspective?
Au départ, je ne savais pas que j’écrivais un livre. À l’automne 2020, on a décidé de publier un collectif pour réfléchir à la question de l’écoanxiété (En cas d’incendie, prière de ne pas sauver ce livre), dirigé par Catherine Voyer-Léger.
L’une des autrices tardait à livrer son texte. Chloé Leduc-Bélanger, ma collègue de l’époque, m’a lâché, un peu à la blague : ‘ton chum est botaniste, tu dois avoir des choses à dire sur la question.’ Ça a donné mon texte Celle qui reste.

Je me suis rendu compte que ça faisait du bien d’écrire sur ces questions-là. Quelques textes se sont accumulés, et à un moment donné, je me suis rendu compte que j’avais un livre devant moi.
Il y a plein de gens qui ne me connaissent pas qui m’ont dit que non seulement ils l’ont lu, mais ils l’ont lu deux fois. Je suis à la fois touchée et étonnée.
Dans une chronique à ONFR, Monia Mazigh disait que votre livre part de soi pour parler des autres, et part du passé pour parler du présent. Est-ce que c’est un processus conscient?
J’avais envie de créer quelque chose d’ouvert, qui parle de moi, bien sûr, car c’est moi la voix, mais je voulais se faire promener les lecteurs, leur faire découvrir des espaces auxquels on ne s’attarde pas et des faits historiques oubliés.
Par exemple, les gens ne connaissent pas le comté de Kent, à part Bouctouche avec Le pays de la Sagouine. Aussi, on n’a pas appris à l’école qu’un cinquième des forêts du Nouveau-Brunswick a brûlé en 1825, en l’espace de 36 heures, lors des grands feux de la Miramichi.
Pourquoi est-il important de parler des femmes?
Parce que les femmes sont dans une marginalité historique. Anne, la femme qui a péri dans le feu avec ses enfants, dont on n’a même pas retenu le nom de famille pour sa plaque tombale, ça me semblait important. Qu’on soit à ce point oubliée que même notre lieu de repos n’est pas complètement identifié, ça me semble d’une grande tristesse. J’ai voulu un peu remédier à ça en lui donnant une place dans ce livre. Qu’on soit quelques-uns à se souvenir d’elle.

Prendre racine est en nomination pour le Prix littéraire Antonine-Maillet-Acadie vie…
J’ai écrit ce livre parce que j’avais besoin de réfléchir par l’écriture. Ce n’était jamais avec l’objectif de tomber dans les listes de prix. Mais de le voir à côté de l’excellent essai de Paul Bossé, Tous les tapis roulants mènent à Rome, et de Des fleurs comme moi de Xénia, qui est un des plus grands vendeurs chez PDP… j’étais comme : wow!
La remise des prix est le 2 novembre. Peu importe qui gagne, je vais être super contente.
Comment avez-vous trouvé le processus inversé, l’éditrice éditée?
Ce qui est encore plus déstabilisant, c’est la traductrice qui lâche sa position subalterne pour réfléchir à sa propre vérité. Le travail de Chloé et de Stéphane (Cormier, codirecteur de PDP) a été tout un bonheur.
J’aime beaucoup travailler en collectif et que c’est ce que j’aime en édition, cette possibilité de travailler ensemble pour voir différents éclairages d’un texte, pour voir où l’on peut l’emmener. C’était très enrichissant de vivre cette expérience comme autrice.

Souvent, des gens qui travaillent pour une maison d’édition vont publier leurs propres livres ailleurs. Pourquoi avoir choisi de le faire avec PDP?
J’ai hésité au début, car j’avais peur que les gens perçoivent que j’avais une position privilégiée. On a mis cartes sur table. J’aime tellement les gens avec qui je travaille, je leur fais tellement confiance, que je voulais que la maison de mon livre soit PDP. Mais j’aurais compris si on avait choisi de m’envoyer ailleurs.
Vous succédez à denise truax, qui est très respectée dans le milieu du livre franco-canadien. Comment voyez-vous ce rôle?
C’est un apprentissage au quotidien. Je suis vraiment bien entourée, denise est là. Je peux lui poser 50 000 questions si je le souhaite. C’est sûr que je me retiens un peu, elle a autre chose à faire et je dois trouver mon chemin. Mais c’est rassurant de la savoir là.
J’ai un appui solide avec Stéphane à la codirection générale. Et il y a Isabelle Kirouac Massicotte, qui est arrivée cette année et qui a une vaste quantité de compétences. Je me rappelle sans cesse que c’est un travail d’équipe, que je ne suis pas seule.
PDP est un pilier franco-ontarien, mais ses deux codirecteurs généraux sont maintenant à l’extérieur de Sudbury. Comment justifiez-vous cette situation?
Je suis très sensible à cette question. PDP, depuis ses débuts et encore maintenant, est très enracinée dans l’Ontario français et à Sudbury, et a un rôle culturel très important à jouer. On n’oublie pas ça. Les bureaux restent là, c’est notre port d’attache.
Stéphane est directeur de la commercialisation. Notre diffuseur, Dimedia, est à Montréal, comme beaucoup d’événements littéraires. Il y a quelque chose d’intéressant à avoir notre pôle commercial près du cœur de la littérature francophone au Canada.
Et PDP accueille des auteurs de l’Acadie depuis la fermeture des Éditions d’Acadie, en 2000. Si on dresse la liste de tous les gens sur la côte est qui publient chez PDP, depuis bien avant mon arrivée, on voit qu’il y a quelque chose d’intéressant à avoir une antenne en Acadie. C’est ce que j’étais au début.

Depuis une vingtaine d’années, PDP a une vocation de plus en plus pancanadienne. C’est toujours cette idée de vouloir construire des solidarités entre minorités franco-canadiennes. On continue d’appuyer cette mission dans notre travail, sans oublier qu’on veut donner une très grande part aux voix de l’Ontario.
Je suis constamment en consultation avec des partenaires en Ontario, pour m’assurer au maximum que rien ne nous échappe.
Il y a-t-il eu des réactions dubitatives à l’annonce de votre arrivée comme codirectrice générale?
Le contraire m’aurait inquiétée. Les voix dissidentes sont portées par un amour et un attachement pour PDP.
J’ai entendu, par exemple : ‘L’Ontario perd une autre maison d’édition’. J’ai énormément d’empathie pour ces réactions-là. Je sais qu’en Ontario, les institutions francophones ont été gagnées de forte guerre. Même après 50 ans de PDP, on est toujours dans cette fragilité.
Les gens ne me connaissent pas. Ils ne savent pas que j’ai quand même un parcours universitaire et littéraire qui est porté par un amour pour la littérature franco-ontarienne. Je ne m’attends pas à ce qu’ils prennent ça pour du cash. Je vais devoir faire mes preuves et c’est correct.
Vous avez quand même des liens avec l’Ontario…
J’ai fait une maîtrise au Collège Glendon, donc j’ai habité quelques années à Toronto. J’évoluais dans le milieu littéraire francophone. Mais je ne m’attends pas à ce que les gens sachent ça.
En 2020, vous avez reçu une nomination pour un prix littéraire du gouverneur général pour L’accoucheuse de Scots Bay, votre traduction de The Birth House d’Ami McKay. Comment avez-vous reçu cette nouvelle?
Avec étonnement. J’essaie d’être au service du texte, de faire de mon mieux pour bien rendre un roman. Je ne m’attendais pas à tomber sur le radar, sachant combien de livres en traduction sont publiés dans une année.

Vous avez aussi reçu une nomination pour un prix Éloize comme artiste en littérature. Quelle est l’importance de cette reconnaissance dans les provinces de l’Est?
Cette nomination était vraiment très importante pour moi, parce que c’était une preuve que j’avais réussi à convaincre un jury qu’une traduction pouvait être considérée comme une création littéraire. C’était la première fois qu’une traduction était en lice dans la catégorie Artiste de l’année en littérature.
Qu’est-ce que vous aimez de la traduction?
C’est une façon de lire un texte de très près, d’entrer en relation avec lui et de le partager avec un nouveau public. Quand un récit est bien mené, on crée des liens avec les personnages et les lieux.
Qu’est-ce que ça prend pour faire une bonne traduction?
Du temps. Et on ne l’a pas tout le temps. J’ai travaillé pendant trois ans au Bureau de la traduction du gouvernement fédéral. J’ai connu les délais serrés, l’empressement, l’urgence. C’est très difficile de bien traduire dans ces circonstances.
Je mène un mouvement de résistance vers une lenteur impossible, mais nécessaire, quand je traduis un roman. Mes collaborateurs n’aiment pas toujours ça, mais si je veux être capable de bien faire le travail de détails, j’ai besoin de temps pour réfléchir, de la même façon dont on a besoin de temps quand on écrit.
À courir constamment, on ne se permet pas l’essentiel travail de l’analyse. Il faut faire des liens, creuser… dans tous les domaines, à force de courir, on perd en qualité.

Qui seraient les auteurs acadiens contemporains à découvrir?
Oh mon doux! C’est important de savoir que l’écosystème littéraire n’existe pas en vase clos. Il y a des auteurs que j’adore et qu’on a le privilège de publier chez PDP. Il y a aussi de belles voix qui rayonnent chez Perce-Neige, par exemple. Je pense à Luc-Antoine Chiasson, qui est un de mes poètes préférés.
J’adore aussi Daniel H. Dugas, qui lui est publié chez PDP. C’est quelqu’un qui fouille, qui s’intéresse beaucoup à son sujet et qui fait de la littérature comme personne d’autre. Une vraie littérature de geek. Son plus récent recueil, Formats, est sorti le 1er octobre.
Après avoir vécu dans de plus grandes villes, qu’est-ce qui vous a ramenée dans votre coin de pays?
Quand j’habitais à Moncton, mon conjoint travaillait comme botaniste de terrain et il partait du mois de mai à la fin octobre. À un moment donné, je lui ai dit : ‘On a fait des enfants à deux. J’ai besoin que tu sois plus près de la maison.’
Il s’est trouvé un poste à Parcs Canada, à 20 minutes d’ici. Il continue de travailler comme botaniste de terrain, mais il revient le soir pour aider avec le souper. Ça a été une drôle de coïncidence, car j’avais quitté mon chez-moi en pensant que je ne reviendrais jamais.

La vie a un drôle de sens de l’humour. Mes parents ne sont même plus à Rexton. J’ai perdu de vue le gens avec qui j’ai grandi. Je les retrouve, mais je n’arrive pas encore tout à fait à comprendre ma place.
Quelle est la suite pour vous?
Le 12 novembre, je publie Le projet Ariel, une traduction de Blaze Island de l’Ontarienne Catherine Bush. C’est tellement un beau livre! Ça se passe sur une île calquée sur l’île Fogo, au large de Terre-Neuve. C’est l’histoire d’un climatologue qui s’est exilé sur cette île avec sa fille après une tragédie personnelle. Il continue en secret de mener des expériences météorologiques et tente de contrôler le climat.
Comme ça se passe à Terre-Neuve, où il y a des francophones, j’ai voulu leur rendre hommage dans mes choix de traduction. J’ai été saisie par la proximité du français de Terre-Neuve avec celui du Sud-Est du Nouveau-Brunswick.
Maintenant, au quotidien, c’est sûr que je suis davantage dans l’accompagnement des auteurs. J’ai une charpente de texte. Ce sera encore une méditation sur le lien au territoire. Je ne sais pas quand ça va sortir. Je ne suis pas pressée. »
LES DATES-CLÉS DE SONYA MALABORZA :
1978 : Naissance à Saint-John, au Nouveau-Brunswick.
2003 : Maîtrise ès arts en traduction à l’Université York, collègue Glendon, et première traduction pour la scène, au théâtre Tarragon.
2014 : parution d’une première traduction littéraire aux Éditions Perce-Neige (La femme du capitaine)
2020 : L’accoucheuse de Scots Bay est en lice aux prix du Gouverneur général
2023 : parution de Prendre racine, premier recueil à titre d’autrice
2024 : passage à la codirection générale et à la direction de l’édition chez Prise de parole
La Rencontre d’ONFR dresse le portrait de personnalités francophones de divers domaines, en Ontario et au Canada.