La nomination de Zaahirah Atchia à la tête de Radio-Canada Ontario sidère des journalistes
TORONTO – L’arrivée de Zaahirah Atchia à la tête des services français de Radio-Canada Ontario coupe le souffle de bien des journalistes dans les salles de rédaction du diffuseur public. L’actuelle directrice générale de la radio communautaire CHOQ-FM avait dû démissionner, il y a deux ans, du conseil d’administration de La Passerelle-IDÉ, un organisme d’insertion des immigrants francophones éclaboussé par un quadruple scandale de gestion de fonds publics.
Alors que l’ex-administratrice de la Passerelle-IDÉ et future directrice régionale de Radio-Canada en Ontario entrera en fonction le 13 décembre, plusieurs journalistes s’interrogent sur sa crédibilité, son style de gestion, ses compétences et son expérience.
« C’est quand même étonnant de choisir une personne mêlée à ce genre d’affaire », confie un employé. « On est en droit de s’attendre au contraire à quelqu’un d’irréprochable en matière de gestion, surtout à de telles fonctions ». Selon lui, la direction aurait dû considérer plus sérieusement son lien avec un scandale abondamment couvert par le Toronto Star et la station elle-même.
« Oui, elle a démissionné quand le scandale a éclaté mais elle a quand même approuvé des décisions de Léonie Tchatat (directrice générale de la Passerelle-IDÉ) pendant qu’elle flouait les bailleurs de fonds », ajoute une collègue de travail.
Au-delà du pilotage du plan stratégique en Ontario sur trois ans, un des rôles dévolus au poste de directeur régional est celui d’ambassadeur de la marque. Or, plusieurs autres employés ont confié à ONFR+ leur perplexité lorsqu’ils ont découvert la photo Linkedin diffusée sur les plateformes du diffuseur. « On en parle beaucoup entre journalistes. Le fait qu’elle était une proche de Léonie Tchatat et le choix de la photo font sourciller », ne cache pas un troisième employé qui s’inquiète de l’image renvoyée par son employeur auprès du public.
Ce dernier a toutefois bon espoir que « la crédibilité de la station s’en sorte grâce au travail fort des employés » et par le fait que la nouvelle directrice « ne devrait pas exercer de pression sur le contenu » à ce degré de responsabilité, le volet éditorial demeurant entre les mains du chef de l’information.
« Climat toxique » et « exode des journalistes »
Mme Atchia succèdera à Pierre Ouellette, devenu recteur de l’Université de l’Ontario français. Sa nomination intervient dans un contexte de vague de départs. Le directeur de l’information, George Achi, a tout récemment quitté son poste pour une affectation aux services en anglais.
Décrivant un « exode », un employé redoute que cette nomination aggrave l’hémorragie en ressources humaines que subit la station. « Beaucoup de journalistes et vidéastes d’expérience sont partis depuis quatre ans. Tout ce beau monde s’est retrouvé à Ottawa car la gestion de la salle de nouvelle à Toronto les horripilait. Une dizaine est partie en raison d’un climat toxique et ça ne s’améliore pas », soutient-il, évoquant une « culture de l’incompétence » au sein du média.
Et de préciser : « Les gens compétents sont ostracisés car ils posent problèmes à ceux qui ne le sont pas. Au final, on ne fait presque plus de journalisme : on reprend des communiqués et on fait de la traduction. » D’après lui, les décisions prises depuis quatre ans et leurs conséquences rendent indispensable le recrutement d’une direction régionale intègre et expérimentée, ce qui ne serait pas le cas de Mme Atchia.
« Si elle fait pareil à Radio-Canada, ça ne va pas bien se passer » – Un journaliste de la station
« C’est quelqu’un qui n’a clairement pas l’expérience requise et qui n’a pas été capable de faire les vérifications nécessaires quand elle était administratrice de La Passerelle-IDÉ. Elle s’est posée en victime alors qu’elle était en position d’autorité. Si elle fait pareil à Radio-Canada, ça ne va pas bien se passer. Le pire, c’est qu’elle a refusé de répondre à nos questions quand on écrivait un article sur ce scandale. Comment peut-elle penser être une bonne patronne pour des journalistes, si elle refuse de répondre à des questions de journalistes? Si un jour j’écris un article controversé et qu’il y a une poursuite en diffamation ou une plainte à l’ombudsman, je n’ai pas l’impression qu’elle va me défendre ou me protéger adéquatement. »
Avant d’être directrice de radio à Toronto, Mme Atchia aurait travaillé comme journaliste à l’Île Maurice, d’où elle est originaire. À la tête d’une poignée d’employés et de bénévoles et d’un budget limité, à CHOQ-FM depuis 2016, Mme Atchia aura cette fois à gérer à Radio-Canada près d’une centaine d’employés à Toronto, Windsor et Sudbury, ainsi qu’un budget avoisinant les 10 millions de dollars.
La direction défend son choix
Jean-François Rioux, directeur général de Radio-Canada, dit ne pas comprendre l’inquiétude des employés : « Mme Atchia était bénévole (sur le conseil d’administration de La Passerelle-IDÉ) et a quitté dès qu’elle a eu connaissance de ce qui se passait pour maintenir son intégrité. Aucune allégation ne la touchait. »
Il ne craint pas que l’image de la société de la Couronne soit écornée. « Lorsque je compare les références qu’on a reçues (de Mme Atchia) à ce que j’ai lu (dans la presse), je suis toujours confiant que notre décision est la bonne », indique-t-il, précisant n’avoir vu « à aucun endroit dans la couverture (médiatique de 2019) qu’un autre membre que la directrice générale de La Passerelle-IDÉ ait été mis en cause ».
« Au sein de la Coopérative radiophonique de Toronto (qui inclut la radio CHOQ-FM et le portail GrandToronto.ca), Mme Atchia a été capable d’accomplir un travail remarquable au niveau du numérique et de la programmation », poursuit celui qui faisait partie du comité de recrutement. « Elle comprend le milieu médiatique et son besoin d’adaptation et de changement. (…) Je n’ai aucun doute sur les qualités de sa gestion » et sa capacité à « rallier le personnel dès son entrée en poste ».
M. Rioux ajoute qu’un directeur régional n’a pas vocation à s’immiscer dans le volet éditorial mais joue plutôt un rôle d’encadrement. Il peut en revanche intervenir en cas de questions liées aux normes et pratiques journalistiques pour, par exemple, protéger la station contre les possibilités de poursuite.
La Passerelle-IDÉ en quatre scandales
Plusieurs scandales ont secoué La Passerelle-IDÉ en 2019. Le Toronto Star a d’abord mis à jour un détournement de tickets de spectacle destinés à des jeunes dans le besoin, au profit de membres de l’organisme. Une semaine plus tard, le quotidien torontois révélait les ficelles d’un programme fictif d’aide aux prostituées (Sans visage), pour lequel La Passerelle-IDÉ. avait reçu 1,5 million de dollars en financements publics fédéraux.
Radio-Canada a par la suite pointé de sévères irrégularités dans la gestion d’un autre programme, Tremplin emploi. D’anciens participants ayant déjà un emploi avaient perçu 900 $ en échange d’une copie de leur contrat, obtenu en dehors du programme, pour gonfler ses statistiques et duper ses bailleurs de fonds.
ONFR+ avait découvert, de son côté, que l’organisation franco-torontoise, qui avait reçu près d’un million de dollars pour mener des initiatives de prévention en matière de VIH, faisait la promotion d’un comportement sexuel à risque via une application mobile, en place depuis 2016, qu’elle a dû retirer.
Membre du conseil d’administration de La Passerelle-IDÉ au moment des faits, Zaahirah Atchia – décrite comme « une gestionnaire visionnaire »
par la direction de Radio-Canada – a démissionné au printemps 2019 dans la foulée des trois premiers scandales, niant être au fait des agissements de Mme Tchatat.
Sollicitées par ONFR+, ni Mme Atchia ni la Guilde canadienne des médias, syndicat qui représente les journalistes de la station, n’ont donné suite à nos demandes d’entrevue. Les employés cités ont tous souhaité conserver l’anonymat par crainte de représailles.