L'Université d'Ottawa souffre d'un manque à gagner de 80 millions de dollars pour sa mission francophone. Crédit image : Lila Mouch

OTTAWA – Le recteur de l’Université d’Ottawa, Jacques Frémont, a informé dans une correspondance interne, en janvier dernier, que l’établissement connaissait des problèmes financiers, notamment un manque à gagner de 50 millions de dollars pour sa mission francophone. Cependant, lors d’une interview accordée à ONFR, à la fin du mois d’avril, le recteur a révélé que les chiffres recalculés à l’interne indiquent en réalité un sous-financement plus important, autour de 80 millions de dollars.

« On a recalculé les coûts récemment et c’est davantage de l’ordre de 78 millions de dollars », évalue Jacques Frémont. Le sous-financement dont parle l’Université n’aurait pas d’impact sur les programmes en français, insiste-t-il. Il explique que ce manquement est puisé dans les finances de l’Université.

« Tout manque à gagner est nécessairement imputé au budget de fonctionnement de l’Université », était-il possible de lire dans le mémoire de l’Université d’Ottawa adressé aux membres du Groupe d’experts sur le financement du secteur postsecondaire.

Si les 80 millions de dollars manquants sont récupérés par des ajustements ici et là, il est fort probable que l’Université souffre de carences dans d’autres domaines. Cependant, le recteur n’a pas pu nous fournir de détails précis sur les conséquences de ce sous-financement.

Il mentionne néanmoins que parmi les dépenses les plus importantes figurent les salaires des enseignants, ainsi que les coûts associés à la traduction et aux publications.

Par ailleurs, dans son rapport soumis aux experts de l’enquête sur la viabilité du postsecondaire en Ontario, connue sous le nom de rapport Harrison, l’Université souligne qu’« offrir aux étudiants francophones une expérience équivalente à celle des anglophones entraîne des coûts additionnels, que ce soit sur le plan de l’embauche de personnel enseignant ou de soutien, ou encore des coûts liés à la bibliothèque, à l’informatique, à la traduction, aux programmes d’immersion et à la formation dans la langue seconde. Ces coûts dépassent largement les subventions actuellement accordées par la province ».

La formule de financement provincial en retard de 20 ans

M. Frémont souligne une autre difficulté liée au financement des universités : « Avec le modèle ontarien, nous devons nous conformer à un corridor défini, où le nombre d’étudiants ne peut ni dépasser ni être inférieur à celui prévu. Si nous avons moins d’étudiants, nous sommes pénalisés, et si nous en avons plus, nous perdons du financement. »

Le recteur de l'Université d'Ottawa, Jacques Frémont.
Le recteur de l’Université d’Ottawa, Jacques Frémont, demande à la province de réviser son financement pour les programmes francophones de l’Université. Archives ONFR

À titre d’exemple, M. Frémont explique que le programme de pharmacie en français, qui compte actuellement environ 125 étudiants, devrait à terme en accueillir entre 400 et 500. Cependant, le gouvernement ne tient pas compte du fait que c’est un programme en français.

« Nos étudiants en pharmacie vont venir grossir ce corridor sans qu’il y ait de compensation pour ces étudiants. Ils sont traités de la même manière que les étudiants anglophones. » Et de demander au gouvernement de « nous compenser autrement pour les programmes en français. Parce qu’à traiter tout le monde en égal, on défavorise les programmes en français ».

D’autant que, parmi les deux sources de financement de l’Université, celle provenant de la province n’a pas été bonifiée depuis près de 20 ans. C’est ce que rappelle le vice-recteur associé, Yves Pelletier. « Malgré une inflation annuelle des coûts de 3 à 4 %, le gouvernement n’a pas augmenté l’enveloppe et ne reconnaît pas tous les coûts supplémentaires. Par conséquent, nous devons toujours trouver des économies à réaliser à l’intérieur de nos budgets pour remplir l’ensemble de notre mission académique, tant du côté francophone qu’anglophone. »

À la fin du mois de mai, l’Université d’Ottawa devra publier son nouveau budget. Source : Canva

Dans le mémoire de l’Université d’Ottawa, il est mentionné que « la bourse au bilinguisme, qui est la plus importante (de ce financement), n’a pas été majorée depuis 2010, entraînant un manque à gagner annuel de 50 millions de dollars pour l’Université d’Ottawa ».

Révisée pour la dernière fois en 1992, cette unique bourse à la discrétion de la province (les autres dépendant de l’Entente Canada-Ontario) se fonde sur sept facteurs de coûts :

  • Cours supplémentaires
  • Formation en langue seconde
  • Activités de la Bibliothèque
  • Services de traduction
  • Publication, impression, papeterie et fournitures
  • Personnel administratif
  • Services informatiques.

D’après M. Frémont, « c’est clair que, si nos étudiants francophones étaient des étudiants anglophones, ça nous coûterait moins cher ».

Un manque de transparence sur les dépenses en francophonie

Chercheure et politologue à l’Université d’Ottawa, Geneviève Tellier, qui avait déjà fait plusieurs sorties dans les médias concernant le manque de transparence des finances de l’Université, s’est dite inquiète de ce nouveau développement, et de ce chiffre de 80 millions, nettement plus important qu’initialement annoncé.

« Pour quelqu’un qui devrait défendre la francophonie, je pense qu’il y a une meilleure manière de communiquer le message », argumente-t-elle. « Je trouve très déplorable ce que le recteur dise que la francophonie coûte cher, quand on est dans une institution bilingue. »

Geneviève Tellier, professeure à l’Université d’Ottawa. Depuis l’annonce du sous-financement de la mission francophone, la chercheure tente de comprendre les chiffres avancés par l’Université et qui lui font craindre le pire pour les programmes en français. Crédit image : Lila Mouch

« Où va l’argent? s’interroge-t-elle. Ce n’est pas transparent. Je suis d’avis que les fonds alloués à la francophonie soient destinés à soutenir le fardeau supplémentaire résultant de la situation minoritaire précaire. »

« Nous sommes confrontés à des difficultés financières croissantes, et il semble que cette année soit particulièrement sérieuse. Pourtant, chaque année, on nous demande de faire des sacrifices supplémentaires. La charge de travail augmente. Nous bénéficions de moins en moins de soutien, avec une diminution du personnel administratif. Nos budgets pour les photocopies et les déplacements sont réduits », énumère la politologue, qui ressent une fatigue générale.

L’Université d’Ottawa se veut rassurante

« Les programmes en français à l’Université sont pérennes, clame le recteur. Il n’y a aucun doute là-dessus, on ne supprimera pas de programmes. Au contraire, on couvre ce qui n’est pas couvert sous la Loi sur les services en français et bien que cela s’appelle une université bilingue, c’est une université francophone où les francophones font leurs trois années où leurs quatre années entièrement en français. »

L’Université d’Ottawa avait sollicité et obtenu en 2016 que la plupart de ses programmes en français soient désignés en vertu de la Loi sur les services en français (LSF) de l’Ontario.

De plus, récemment, le gouvernement de l’Ontario a annoncé que les étudiants francophones seraient jugés prioritaires, alors que le fédéral avait annoncé qu’il imposerait un plafond de deux ans sur le nombre de nouveaux étudiants étrangers au pays.

L’Ontario a aussi annoncé une aide de 1,3 milliard de dollars au postecondaire, en février dernier, peu de temps avant d’amputer son ministère des Collèges et Universités de près de 400 millions de dollars de budget pour 2024-2025.

L’Université d’Ottawa est la plus grande université bilingue français-anglais au monde. Elle compte 45 000 étudiants, dont 15 000 sont francophones. Archives ONFR

La province a par ailleurs décidé de poursuivre son gel des droits de scolarité pour les étudiants ontariens, comme elle l’avait indiqué en février.

« Nos frais de scolarité étaient déjà inférieurs à ceux de l’Université de Toronto et de la plupart des autres universités de l’Ontario, rappelle M. Frémont. Maintenant, en restant figés à un niveau bas, nos ressources sont encore plus limitées. »

« C’est un peu une combinaison de challenges. Les défis que les universités ont à surmonter, dépendent de leurs caractéristiques. Notre caractéristique, c’est qu’il y a le volet francophone qui est hyper important et qui est la raison d’être de l’Université d’Ottawa. Et donc, c’est pour ça qu’il faut chérir cette raison d’être et la développer. »

M. Frémont admet que la situation actuelle est difficile, mais reste positif. « Non seulement on va rétablir les choses, mais j’ai très confiance que le volet francophone est appelé à agir de façons surprenantes. »