
Ce jour où la francophonie est entrée au gouvernement de l’Ontario, pour y rester

TORONTO – Il y a 40 ans tout juste, l’Ontario posait les bases d’un ministère des Affaires francophones. D’abord une agence de conseil auprès du gouvernement dotée d’un ministre délégué, l’Office des affaires francophones s’est mué par la suite en ministère à part entière. De l’adoption de la Loi sur les services en français à l’ouverture de l’Université de l’Ontario français, en passant par la crise Montfort et le Jeudi noir, ONFR retrace quatre décennies d’une politique faite de hauts et de bas.
26 juin 1985. Jour d’assermentation à Queen’s Park. Fraichement élu, le premier ministre libéral David Peterson surprend l’opinion publique en créant l’Office des affaires francophones (OAF).
C’est un tournant majeur dans les corridors de l’Assemblée législative. Depuis les années 1970, les services en français étaient l’apanage du ministère des Affaires intergouvernementales qui s’appuyait sur un Bureau du coordonnateur provincial.
L’initiative n’est pas anodine. Dans un contexte de fortes tensions linguistiques en Ontario et de tentation souverainiste encore vivace au Québec, il faut envoyer un signal d’unité à la plus importante minorité francophone au pays.
« J’ai toujours porté une attention particulière à nos relations avec le Québec, argumente M. Peterson en entrevue avec ONFR, et je voulais faciliter la vie des minorités ici en leur créant un accès à des services en français qui leur permettraient de participer à tous les aspects de notre société. »

Et de confier ce tout nouveau portefeuille au député d’Ottawa-Est Bernard Grandmaître, « un homme logique, bon, un vétéran de la politique qui porte une attention forte à ses racines francophones », dépeint l’ancien premier ministre… L’homme de la situation, en quelque sorte, pour réaliser ce qui deviendra le plus grand fait d’armes du ministère : faire voter une loi donnant aux Franco-Ontariens le droit d’obtenir des services dans leur langue.
En novembre 1986, la Loi sur les services en français (LSF) est adoptée. Un pas de géant, bientôt suivi d’un autre : l’entrée en ondes en janvier 1987 de la Chaine française, télévision publique francophone de la province, future TFO.
Lorsque Charles Beer est nommé ministre délégué aux Affaires francophones en juillet 1989 – à la suite d’un remaniement du cabinet Peterson –, le chemin est tout tracé : il faut faire appliquer dans les meilleurs délais la LSF, entrée en vigueur cette même année.
« C’était notre tâche la plus importante à ce moment-là, se souvient l’élu de York North. « Il y avait des réticences des autres ministères, raconte le successeur de Bernard Grandmaître, mais le premier ministre avait donné l’impulsion… La Loi était là, ce qui faisait en sorte que la machine était lancée pour les gouvernements suivants. »
Mais, à peine installé, M. Beer doit déjà céder sa place lors des élections de 1990 qui balayent les libéraux. Le premier ministre néo-démocrate Bob Rae charge l’élu nordiste de Lake Nipigon Gilles Pouliot de poursuivre l’application de la LSF. Il n’en restera pas là, actant d’autres avancées telles que la naissance des collèges La Cité et Boréal en 1990 et 1995.
Crise Montfort et émergence des conseils scolaires de langue française
Le vent politique tourne à nouveau lors des élections de 1995, cette fois à la faveur des progressistes-conservateurs de Mike Harris. Une période tumultueuse qui voit se lever les Franco-Ontariens comme jamais dans leur histoire, alors que le seul hôpital bilingue de la province, Montfort, est menacé de fermeture en 1997.
Le ministre délégué des Affaires francophones d’alors, Noble Villeneuve, doit juguler une levée de boucliers sous-estimée alimentée par le mouvement SOS Montfort.

L’année suivante, celui qui est aussi cofondateur de l’Assemblée parlementaire de la francophonie (APF) est encore à la manœuvre pour concrétiser un des plus importants chantiers de la communauté : la création des 12 conseils scolaires de langue française, puis pour sauvegarder le Collège d’Alfred, menacé de fermeture.
Des moments charnières que met en perspective son successeur, John Baird, qui reprend le flambeau à la tête de l’Office en 1999 : « Montfort était une période difficile », concède aujourd’hui l’élu ottavien qui estime avoir fait un choix juste par la suite en renonçant à porter la fermeture de Montfort devant la Cour suprême, après la défaite du gouvernement Harris en appel.
« C’était l’opportunité de mettre un terme à la bataille et de garder l’hôpital, confie-t-il. J’ai personnellement appelé Mme (Gisèle) Lalonde (militante à la tête du mouvement SOS Montfort) pour le lui annoncer. »
« Ça a été le meilleur jour pour moi comme ministre des Affaires francophones », confie M. Baird qui a par la suite naviguer dans des relations plus apaisées avec la communauté. C’est notamment sous son mandat, en 2001, que le drapeau franco-ontarien est officialisé comme le symbole de la communauté.
Un sous-ministre, un commissaire, une influence
L’arrivée au pouvoir de Dalton McGuinty en 2003 signe le retour aux affaires des libéraux. La nouvelle ministre déléguée aux Affaires francophones, Madeleine Meilleur, met sur pied un comité consultatif pour conseiller son ministère et développe son administration en la dotant d’un sous-ministre et d’un sous-ministre adjoint, à l’égal des autres ministères.
« Ça a fait toute une différence car, assure-t-elle, pour faire avancer les dossiers à l’intérieur de la fonction publique, ça prend quelqu’un qui siège aux hauts comités présidés par le secrétaire du cabinet. Ça apportait à la fois crédibilité au sein du gouvernement et lien avec la communauté. »

Sous son leadership est également créé en 2007 le Commissariat aux services en français. Ce chien de garde des Franco-Ontariens écoute, contrôle et enquête sur tout ce qui a trait aux droits de la communauté.
« La création d’un commissaire se rapportant directement à l’Assemblée législative a été une grande réalisation, pas seulement de moi mais aussi du premier ministre, relate Mme Meilleur qui, à ce jour, détient le record de longévité aux manettes du ministère, 13 ans. Parlons franchement, il n’y a pas beaucoup de gouvernements qui veulent avoir des officiers complètement indépendants qui peuvent les contredire. Mais à cette époque, il y avait un désir de mieux faire connaître et appliquer les droits des francophones. »
L’ancienne élue sera aussi la manoeuvre lorsqu’en 2010 sera proclamé le Jour des Franco-Ontariens et quand, en 2015, le 400e anniversaire de l’arrivée de Champlain en Ontario bénéficira d’un coup de pouce de 6 millions de dollars.
OIF : l’Ontario dans le concert des nations francophones
Après la démission de Mme Meilleur en 2016, Marie-France Lalonde reprend le flambeau et fait entrer l’Ontario dans l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), en tant que membre observateur. Elle scelle le destin de la province au Sommet de la Francophonie, à Madagascar, un souvenir qui reste vif dans sa mémoire.
« Ce statut positionne l’Ontario au niveau international et montre que les francophones existent à l’extérieur du Québec, et peut aider dans plusieurs dossiers comme l’économie ou l’immigration », plaide celle qui voudrait la province oser franchir le pas du statut permanent.
En 2017, la ministre Laolonde crée un fonds de soutien aux organismes francophones, le PAFO, toujours en activité depuis, tandis que l’OAF devient un ministère à part entière. On ne parle plus de ministre délégué mais de ministre de plein exercice. « Ça reflétait clairement l’importance et la diversité de la communauté. Ça venait concrétiser que la lentille francophone était essentielle en Ontario », juge-t-elle.

Le gouvernement Ford y met brièvement fin dès son arrivée au pouvoir en 2018, avant de le rétablir comme ministère autonome l’année suivante. C’est aussi l’époque du Jeudi noir qui raye à la fois l’indépendance du Commissariat aux services en français – en le plaçant sous l’autorité de l’ombudsman – et le projet d’Université franco-ontarienne à Toronto, qui ne verra le jour qu’en 2021.
Nommée ministre des Affaires francophones en 2018, Caroline Mulroney, qui débute en politique, doit alors affronter un tsunami de contestations. Si son mandat est souvent associé au Jeudi noir, c’est sous sa gouvernance que la LSF sera finalement modernisée, 30 ans après son entrée en vigueur, et qu’elle le sera dorénavant tous les 10 ans.
Elle est aussi en soutien de plusieurs projets d’envergure dont certains cofinancés avec le fédéral, d’autres par l’intermédiaire de ministères : financement de l’UOF, de la Fédération des gens d’affaires francophones à Toronto, de la Place des Arts à Sudbury, de la Ronde à Timmins, du futur MIFO à Orléans…

« C’est un ministère essentiel pour se prononcer sur les enjeux francophones, s’assurer que le gouvernement et chaque ministère livre des services en français de bonne qualité », considère Mme Mulroney qui, par l’intermédiaire du Conseil du Trésor – qu’elle dirige aussi -, garde un oeil sur la lentille francophone apportée à chaque soumission de projet des autres ministères.
Mais les défis à venir restent colossaux. M. Baird croit que l’un des plus gros chantiers du ministère sera de contre-carrer la baisse démographique des francophones en agissant sur l’immigration. Quant à Mme Lalonde, elle reste confiante que l’Ontario devienne un jour officiellement bilingue, à condition de porter des efforts sur l’éducation et la formation. « Il y a un retard. Il faut continuer d’augmenter les enveloppes budgétaires. »
« Le plus gros enjeu à venir, c’est la santé en français », pointe pour sa part Mme Mulroney, citant la transformation des entités de planification des services de santé en français comme une étape importante. « Il y a beaucoup de travail qui doit se faire encore, dans ce domaine mais aussi dans celui de l’offre active de services en français. Pour y arriver, il nous faut une main-d’oeuvre qualifiée et c’est un grand sujet pour le ministère. »
« On a fait des avancées, on a connu des reculs… être ministre des Affaires francophones, c’est remettre 100 fois sur le métier son ouvrage », ne pouvait pas mieux conclure Madeleine Meilleur.